Soixante-dix ans après, le Front populaire reste dans les mémoires comme un moment de fête et d’avancée sociale sans précédent. Mais il s’inscrit en fait dans un contexte historique particulièrement chargé, pris en tenaille entre une grave crise économique, consécutive au crash boursier de Wall Street d’octobre 1929, et bien entendu la deuxième guerre mondiale, qui se déclenche quarante mois plus tard. A l’étranger, l’atmosphère est particulièrement menaçante : l’Italie occupe l’Ethiopie, Hitler remilitarise la Rhénanie sans que la France ne bouge. En Espagne, le Frente popular est au pouvoir, mais dès juillet, les troupes de Franco vont passer à l’attaque pour une répétition générale du prochain conflit mondial.
En France, les faillites se multiplient (plus de 10 000 rien que pour l’année 1935) et on compte officiellement 425 000 chômeurs, probablement le double. Les revenus ont baissé de 15% en moyenne depuis 1930. Et surtout, le 6 février 1934, des manifestations d’extrême-droite emmenées par l’Action française dégénèrent devant l’Assemblée nationale. Il y a 15 morts et 1500 blessés. Le gouvernement Daladier démissionne le lendemain.
C’est en réaction à cette menace présentée parfois comme une tentative de coup d’Etat que se crée le Front populaire. Il regroupe les principaux partis de gauche de l’époque, la SFIO (ancêtre du parti socialiste) et le Parti communiste, auxquels se joignent les radicaux. Aux élections municipales de mai 1935, victoire de la gauche, une banlieue rouge se forme en région parisienne. Les municipalités ouvrières anticipent les réalisations du Front Populaire : une maison du peuple est construite à Clichy, qualifiée de « bâtiment multifonctionnel transformable ».
Le 14 juillet 1935 il y a 500 000 manifestants à Paris pour le pain, la paix et la liberté. Le lendemain se crée le comité national du rassemblement populaire anticipant la réunification syndicale de la CGT et de la CGTU en mars 1936. Le Front populaire remporte les élections législatives des 26 avril et 3 mai. 369 députés pour la gauche, 231 pour la droite, grâce à des accords de désistement au second tour qui amplifient la victoire. Mais la majorité à l’Assemblée dépend des radicaux et des républicains-socialistes (141 voix contre 228 pour les communistes et socialistes et 236 pour la droite). C’est donc une majorité fragile, à la merci d’un renversement d’alliance. En 1938, le centre s’allie avec la droite. De plus, le Sénat est à droite et renverse le gouvernement Blum à deux reprises en juin 1937 et en avril 1938, lui refusant les pleins pouvoirs en matière économique.
La victoire du Front populaire est saluée au printemps 1936 par un immense mouvement de grève. Parti de la région parisienne, où deux ouvriers des usines d’aviation Bréguet sont licenciés pour avoir chômé le 1er mai (pas encore férié), il s’étend au fil des jours dans toute la France. Les principaux mots d’ordre sont la hausse des salaires, la défense du droit de grève et la création de délégués du personnel. Partout, les ouvriers et employés occupent les locaux avec le soutien des municipalités de gauche. Le gouvernement Blum se met en place le 2 juin.
Les accords Matignon du 5 juin 1936 permettent de sortir du mouvement de grève avec des avancées significatives : augmentation de 12% des salaires, conventions collectives, élections de délégués du personnel et liberté d’exercice du droit syndical. Le dirigeant communiste Maurice Thorez déclare alors une phrase devenue célèbre (mais jamais citée en entier) : « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue ».
Sont également votées dans ces premiers jours les deux fameuses lois sur la semaine de 40 heures sans baisse de salaire et les deux semaines de congés payés (11-12 juin), deux projets qui ne figuraient pas dans le programme du FP, mais aussi l’augmentation des pensions des anciens combattants et des fonctionnaires, et le prolongement de la scolarité obligatoire de 13 à 14 ans (2 juillet), le billet annuel de congés payés, la réforme de la Banque de France (droit de vote élargi à tous les actionnaires au lieu des 200 principaux), la nationalisation des industries de guerre, la création de l’office interprofessionnel du blé...
Presque tous les parlementaires de droite approuveront des textes qui outrepassaient largement un programme de gauche contre lequel ils venaient d’être élus. [1] Le ministre Philippe Serre a le souvenir « d’un patronat qui s’est soudain volatilisé. Le programme du front populaire eut été dix fois plus ambitieux, il eût été à cette époque accepté sans protestation ».
Le débat existe encore, entre historiens : était-il possible de faire plus ? La fuite massive des capitaux (près de 7 milliards de francs sortent du territoire entre le second tour des élections et la formation du nouveau gouvernement) préfigure celle qui se produira à nouveau en mai 1981. Les industriels, pressés de négocier en juin pour mettre fin aux grèves (c’était la condition de la signature des accords Matignon) répercutent sur les prix les hausses de salaire et freinent au maximum l’application de la semaine des 40 heures.
Début 1937, la vague de réformes s’interrompt : la retraite des vieux travailleurs ou l’indexation des salaires sur les prix sont reportés, les programmes de grands travaux sont réduits. La création de la SNCF, société anonyme d’économie mixte dont l’Etat possède 51% du capital, est décidée en août et mise en oeuvre le 1 er janvier 1938. L’acte de décès du Front populaire date de septembre 1938, avec la signature des accords de Munich par Edouard Daladier. Un accord qui « préserve la paix » mais qui donne carte blanche à l’Allemagne.