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Il était une fois la Libération

extrait du dossier 21 août 1944 : libres, enfin

Ils ont vécu la guerre chacun de leur côté, dans une galerie de mine à mille mètres sous terre ou dans une ferme autrichienne à mille kilomètres de la Provence, dans un chantier de jeunesse du Var ou dans les ateliers de l’usine d’alumine. Tous sont Gardannais, ont entre soixante et quatre-vingt dix ans et se souviennent de ces heures terribles et exaltantes de leur jeunesse.

LA chemise largement ouverte pour conjurer la canicule de ce mois de juillet finissant, Louis Lauzier soupire  : “quand j’ai vu l’autre jour les chars allemands sur les Champs-Elysées, ça m’a fait quelque chose. Ce n’était pas le moment”. A quoi Henri Ranguis rétorque : “Mais pourquoi ça nous fait ça ? Il faut être collègues avec toute l’Europe. Il faut que ça finisse ! Jamais plus de guerre, nous avons trop souffert.”
Ils ont beau, ces deux octogénaires gardannais, faire une grande place à la fraternité humaine, rien à faire. La brigade allemande de l’Eurocorps sur le pavé parisien, le jour même de la fête nationale, est restée en travers, comme une vieille blessure qui ne cicatrise pas. Alors, pour exorciser le passé, Henri et Louis racontent et racontent encore, avec une infinie patience, ce que furent leurs trente ans.

De Gardanne à Braunau en passant par Monnaie
“J’ai été mobilisé le 28 août 1939 à Gardanne. Je me souviens de Daladier qui nous avait dit : “nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts...” C’est bien simple, j’ai été fait prisonnier le 19 juin 1940, dans un village d’Indre et Loire qui s’appelle Monnaie”, se souvient Louis, mettant à contribution sa prodigieuse mémoire. Quarante-huit heures après le discours de Pétain appelant à cesser le combat, vingtquatre heures après l’appel de De Gaulle à la Résistance. Après sept mois de transit, direction l’Autriche. Il y restera cinquante-deux mois, et ne reverra pas Gardanne avant le 14 mai... 1945.
“Je recevais des nouvelles de ma femme et de ma petite fille, mais les lettres étaient censurées, bien entendu. On était au courant de rien, et surtout pas de combien de temps ça allait durer.” Commence alors une existence étrange, quasiment coupé du reste du monde, dans les vallées autrichiennes. Quatorze mois dans une caserne viennoise, trois mois à la mine, deux mois chez un minotier, et quelques saisons dans des fermes. Et surtout, huit mois chez un horticulteur dans la petite ville de Braunau am Inn, près de la frontière bavaroise  : “c’est ainsi qu’un jour, je suis entré dans la maison natale de Hitler, qui était transformée en musée...”
Et Louis raconte encore les Belges et les Italiens qui, à partir de 1943, ont rejoint les prisonniers français dans les fermes, l’effroyable misère des Russes qui mourraient de faim et avec qui il était strictement interdit de fraterniser... “Je me souviens d’un pilote américain abattu en février 1945, c’était le premier que je voyais, il était très jeune, 18-19 ans peutêtre. On l’a enterré dans notre village”. Et puis, enfin, la libération, le 2 mai, et le retour en France à bord d’un Dakota. “En juin 44, quand on avait appris le débarquement de Normandie, je me disais qu’on en aurait encore pour un an. Je ne m’étais guère trompé...”

Quand la mine embauchait tout le monde
De la période de la zone libre, puis de l’occupation allemande, de la Résistance et de la libération de Gardanne, Louis n’en sait que ce qu’ont pu lui raconter ceux qui sont restés, comme son ami Henri Ranguis. Originaire des Hautes Alpes et arrivé à Gardanne en 1929, il travaille dans la Grande Epicerie Marseillaise au moment de la déclaration de guerre. Pour échapper au Service du Travail Obligatoire, il est requis à la mine comme tant d’autres.
“J’y suis resté 27 ans. J’avais une bonne place, même si on travaillait tous les dimanches... Des pharmaciens, des docteurs, des avocats descendaient à la mine pour ne pas partir. Beaucoup étaient embauchés mais ne travaillaient pas, c’était une planque. A la libération, ceux-là ont repris leur activité d’avant-guerre, on ne les a plus revus.” A partir de l’occupation de la zone sud, l’atmosphère en ville s’alourdit, les innombrables sabotages à la mine ou à l’usine d’alumine inquiètent les Allemands qui multiplient les contrôles. “On les avait sur le dos en permanence. Combien de fois j’ai été arrêté, de nuit, le fusil sur la poitrine...”
Il faut ici rendre hommage au véritable travail de sape exécuté par les résistants de tout bord, qui ont, pendant les vingt et un mois d’occupation de la zone sud, retardé, contrarié, détérioré ou détourné la production d’alumine à Gardanne, de charbon à Meyreuil ou de ciment à Valdonne, qui alimentait à jets continus la machine de guerre allemande. Un travail de fourmi, obscur et dangereux, qui allait s’intensifier au fil des mois pour culminer au printemps 1944 et rendre la situation invivable aux occupants...

De l’acide dans les moteurs
Dans son livre La Résistance, notre combat, Jean- Maurice Claverie cite les propos d’un mineur espagnol, responsable d’un groupe MOI (Main d’Oeuvre Immigrée), Emilio Berrocal : “il ne se passait pas de jour sans que nous intervenions sur le matériel : ainsi les câbles qui tiraient les wagonnets qui, malgré leur épaisseur qui était de cinq à six centimètres, étaient habilement sectionnés en partie, pour casser alors que le convoi était en marche. Chacun de nous possédait une petite hache et c’est avec celleci que nous coupions, dans de multiples endroits les tapis roulants qui amenaient le charbon aux wagonnets. Un jour, nous avions réussi à paralyser pour la journée la cage qui emmenait le personnel de la mine ainsi que les matériaux pour les multiples travaux de fond”.
Déjà, en 1941, à l’usine d’alumine, un ouvrier graisseur de nuit avait réussi un coup d’éclat, en mettant hors service 233 petits moteurs électriques en introduisant dans leurs paliers un subtil cocktail de pâte à roder et de limaille, assaisonné à l’acide. Le sommet est atteint avec la destruction des autoclaves de l’usine d’alumine dans la nuit du 5 mars 1944 par des maquisards des Basses-Alpes renseignés par Victor Savine. Un pylône de la ligne de haute tension qui passe au Canet de Meyreuil et qui alimente l’usine saute à la fin du même mois. Ceux de la cimenterie de Valdonne sont détruits à la dynamite en mai. Le 14 juillet est “fêté” comme il se doit par la destruction d’un pont par un ancien mineur, François Sachetti. C’est un pont métallique à Meyreuil, et seize kilos (!) de plastic l’allongent pour le compte.

Nancy a le torticolis
Il faut dire qu’à ce moment-là, l’opération Overlord (le débarquement du 6 juin en Normandie) a déjà eu lieu et que tous attendent avec impatience ce que le Provençal appelle “le jour J de la Provence”. Initialement, les deux débarquements devaient se dérouler le même jour, fin mai 1944. Retardé de plus de deux mois par la campagne d’Italie, celui de la Provence ne débutera que dans la nuit du 14 au 15 août, jour de l’Assomption. Le 14 au soir, dans les messages personnels transmis habituellement par la BBC, se cachent quatre phrases d’alerte. Les trois premières -“la burette coule”, “le bombardement étourdit” et “le chasseur est affamé”- sont quelque peu tombées dans l’oubli. En revanche, celle qui devait annoncer la guérilla généralisée -“Nancy a le torticolis- est restée dans toutes les mémoires.
“Le 15 août, j’étais rue Ledru-Rollin, derrière la mairie, on apprenait le maniement de la mitraillette Stein. D’un seul coup, on a entendu crier “les Allemands ramassent tous les jeunes !” Le débarquement de Provence venait d’avoir lieu, on l’a su par la rumeur publique. On est allé se cacher dans la colline.” Arthur Manouelian, 72 ans, revit ces heures cruciales comme si elles avaient eu lieu il y a trois mois. Après avoir travaillé chez un entrepreneur en maçonnerie, il se retrouve dans un chantier de jeunesse en 1942, au Canet des Maures. “Au chantier, tous les supérieurs étaient favorables au gouvernement. Nous, on était déjà choqués par l’armistice, mais on faisait plus ou moins confiance au maréchal. Jusqu’au jour où on nous a fait mettre au garde à vous devant la radio qui diffusait le discours de Laval, qui disait : je souhaite la victoire de l’Allemagne”. C’était le 22 juin 1942, et ce jour-là, les derniers doutes que ces jeunes pouvaient nourrir sur la nature de l’Etat français s’envolent définitivement.

On montait au Cativeau pour voir les bombardiers
De retour à Gardanne, c’est l’embauche à l’usine d’alumine. “Les rafles se multipliaient pour le STO, soit-disant pour échanger des prisonniers. Plusieurs fois j’ai reçu des feuilles de route. Bien sûr, je ne voulais pas partir, et je les brûlais à chaque fois.” Arthur rejoint alors la Résistance et se retrouve dans un réseau, celui de l’ORA (Oraganisation de Résistance de l’Armée), dirigé par Jean Perrin. La mission : surveiller les Allemands, espionner les terrains d’aviation, sabotage dans l’usine. “Du petit boulot en permanence. D’autres se chargeaient de modifier la destination des wagons d’alumine, qui se perdaient vers la Bretagne ou Bordeaux au lieu de se retrouver en Allemagne.” Et toujours les contrôles sur le Cours, les rafles à la Maison du Peuple. “Les étrangers partaient et ne revenaient pas”.
Quand Marseille est bombardée par les Américains le 27 mai 1944, les Gardannais voient passer au dessus de leur tête les 250 bombardiers anglo-américains dans un bruit de tonnerre, pendant que la métropole, juste derrière la chaîne de l’Etoile, est écrasée sous un tapis de bombes. “Nous, les jeunes, on était passionnés d’aviation, on montait au Cativeau pour mieux voir, pas question de se terrer dans les caves. La seule fois où j’y suis descendu, c’était à Marseille, pendant une alerte, quinze jours après ce 27 mai. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie !”
Puis vient le 15 août. “A ce moment-là, on se préparait à se battre longtemps. Et puis tout s’est précipité. Le mardi, les Alliés débarquaient dans le Var, le lundi suivant ils étaient déjà là.” Entre temps, les occupants ont sagement battu en retraite. “C’était à la 19ème armée allemande qu’on avait affaire. Il y avait beaucoup de Russes, de Géorgiens, et ils n’étaient pas très motivés”.

Tout Gardanne tremblait
Joseph Barre, artisan peintre (il était notamment chargé de peindre en bleu les fenêtres à cause du couvre-feu), habitait alors au 32, cours de la République. Il raconte : “Le 19, les Allemands commençaient à partir et ils avaient besoin de véhicules, ils fauchaient tous les vélos qu’ils pouvaient. A un moment, j’ai vu un jeune Allemand s’approcher avec son cheval. A mon collègue et à moi, il nous a dit en français : "je suis Alsacien, je ne veux plus me battre. Je vous donne mon cheval en échange de vêtements civils". On a dit non, c’était trop risqué.” Le matin du 21, Gardanne est une ville morte. Les gendarmes ont fait évacuer les habitants par crainte d’un bombardement de l’usine d’alumine.
A l’aube, trois petits obus sont tirés par les Américains. L’un tombe près de l’ancienne Caisse d’Epargne, un autre à l’angle de la rue Thiers, un dernier se fiche dans un platane devant la mairie. Quelques minutes plus tard, des parlementaires à moto s’en vont à la rencontre des Américains. “Il y avait un curé à l’arrière, avec sa robe noire et un drapeau blanc”.
A ce moment-là, il ne reste plus que cinq Gardannais au centre-ville, dont Joseph Barre, son fils Henri, 11 ans, et le frère de Victor Savine. “Les premiers Américains arrivent par la route de Gréasque (l’actuelle avenue Léo-Lagrange, NDLR). Ils avaient dû passer à travers champs. C’était des fantassins, ils avaient le fusil au bras comme s’ils allaient à la chasse. Nous les avons embrassé, puis j’ai couru prendre mon appareil photo. Ils étaient très fatigués, ils se sont assis sur le trottoir. C’était à peu près huit heures.”
Dix minutes après, la ville se remplit subitement. Les jeeps entrent en ville par le quartier Saint-Roch, puis, un peu plus tard, les blindés. “Tout Gardanne tremblait quand les chars sont passés, raconte Henri Ranguis, ils étaient une trentaine”. C’est évidemment l’euphorie, les cloches sonnent à la volée, les chewing-gums, les cigarettes et le chocolat pleuvent. “Ils donnaient de tout, du whisky entre autres, je me souviens qu’un mineur en a bu un demi-litre. Il en est mort”.

Les instructions du gouvernement provisoire de la République...
Le même jour, la municipalité dirigée par Jules Goulet (nommé par Vichy en 1941) est chassée par les hommes de Victor Savine qui retrouve ses fonctions de maire à la tête de la délégation municipale. Dans un document publié par la revue municipale de Gardanne en 1984, on apprend comment celui qui occupa le fauteuil de maire pendant trente-neuf ans fut intronisé : “Pendant l’occupation allemande un comité local de libération clandestin s’est constitué. Les instructions du Gouvernement Provisoire de la République à Alger et le Comité National de Libération avaient défini et décidé comment les comités locaux devaient être composés. A Gardanne, c’est Victor Savine, représentant pour les centres miniers du MUR (mouvements unis de la Résistance) qui avait mandat de l’organiser.” En 1971, à la fin de son dernier mandat, il expliquait lui-même son rôle à la Libération : “Certes, je n’ai pas pu tout empêcher ; mais j’ai limité les représailles qui étaient parfois des rancunes personnelles (...). J’ai évité le pire et sauvé la vie de bien des personnes... Français ou Arméniens. A Gardanne, il n’y a pas eu pour ainsi dire de représailles contre ceux qui étaient pour le régime de Vichy ; là, j’ai rendu le Bien pour le Mal.”

Le grand bazar du Réaltor
Les Américains ne s’éternisent pas à Gardanne. “Ils sont restés un jour, après ils se sont installés dans un camp au Réaltor. Ils venaient danser ici, certains ont fait des affaires, se souvient Henri Ranguis. Moi, j’allais là-bas chercher des outils, des chalumeaux, des marteaux... Une fois, on y est allé avec un camion et on a récupéré un établi avec douze tiroirs. On trouvait aussi des pantalons, des chemises...”
Joseph Barre revoit “une véritable petite ville, avec tout ce qu’il fallait. Du matériel, de la nourriture, ils en avaient bien plus que nécessaire... C’était un immense trafic.” Henri, son fils, se méfiait tout particulièrement de la MP, la police militaire, qui veillait au grain. “Une fois, avec un copain, on s’est fait prendre sur la route. On leur a dit qu’on était de Gardanne, alors ils nous ont envoyé à Berre...”
Gardanne est libérée, mais la guerre n’est pas finie. Les troupes allemandes retranchées dans Marseille tiendront encore une semaine avant de se rendre au général de Monsabert. Dans le bassin minier, les FFI et les FTPF veulent continuer le combat. Certains s’engagent individuellement dans les armées françaises de passage. D’autres se regroupent et rejoignent à Aix le bataillon FFI de Provence. Ces cinquante-là s’illustreront pendant plusieurs mois et resteront dans les mémoires sous le nom de commando Courson. Mais c’est déjà une autre histoire...

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Ils n’ont pas vu Gardanne libérée

Même si la libération de Gardanne n’a pas donné lieu à de violents affrontements, deux civils sont morts ce jour-là, dernières victimes de la folie des hommes. Il s’agit de Laurent Biancotto, qui n’avait pas dixneuf ans, et Jean Gautier, qui en avait soixantequatorze. Cinq jours avant, un bombardement allié sur la gare avait coûté la vie à Fortuné Gautier (quarante-quatre ans), Mickael Lovezanin (vingt-et un ans) et Michel Tassone (trente-huit ans). Ceux-là, et tous ceux dont le nom est gravé sur le monument aux morts du cimetière et qui sont tombés les armes à la main, resteront pour toujours dans le coeur des Gardannais.