LA chemise largement ouverte pour conjurer la canicule
de ce mois de juillet finissant, Louis Lauzier soupire
: “quand j’ai vu l’autre jour les chars allemands
sur les Champs-Elysées, ça m’a fait quelque chose. Ce n’était
pas le moment”. A quoi Henri Ranguis rétorque : “Mais pourquoi ça nous fait ça ? Il faut être collègues avec toute
l’Europe. Il faut que ça finisse ! Jamais plus de guerre, nous
avons trop souffert.”
Ils ont beau, ces deux octogénaires
gardannais, faire une grande place à la fraternité humaine,
rien à faire. La brigade allemande de l’Eurocorps sur le pavé parisien, le jour même de la fête nationale, est restée en travers,
comme une vieille blessure qui ne cicatrise pas. Alors,
pour exorciser le passé, Henri et Louis racontent et racontent
encore, avec une infinie patience, ce que furent leurs
trente ans.
De Gardanne à Braunau
en passant par Monnaie
“J’ai été mobilisé le 28 août 1939 à Gardanne. Je me souviens
de Daladier qui nous avait dit : “nous vaincrons parce
que nous sommes les plus forts...” C’est bien simple,
j’ai été fait prisonnier le 19 juin 1940, dans un village d’Indre
et Loire qui s’appelle Monnaie”, se souvient Louis, mettant
à contribution sa prodigieuse mémoire. Quarante-huit heures
après le discours de Pétain appelant à cesser le combat, vingtquatre
heures après l’appel de De Gaulle à la Résistance.
Après sept mois de transit, direction l’Autriche. Il y restera
cinquante-deux mois, et ne reverra pas Gardanne avant le
14 mai... 1945.
“Je recevais des nouvelles de ma femme et de ma petite fille,
mais les lettres étaient censurées, bien entendu. On était au
courant de rien, et surtout pas de combien de temps ça allait
durer.” Commence alors une existence étrange, quasiment
coupé du reste du monde, dans les vallées autrichiennes.
Quatorze mois dans une caserne viennoise, trois mois à la
mine, deux mois chez un minotier, et quelques saisons dans
des fermes. Et surtout, huit mois chez un horticulteur dans
la petite ville de Braunau am Inn, près de la frontière bavaroise
: “c’est ainsi qu’un jour, je suis entré dans la maison
natale de Hitler, qui était transformée en musée...”
Et Louis raconte encore les Belges et les Italiens qui, à partir
de 1943, ont rejoint les prisonniers français dans les fermes,
l’effroyable misère des Russes qui mourraient de faim et
avec qui il était strictement interdit de fraterniser... “Je me
souviens d’un pilote américain abattu en février 1945, c’était
le premier que je voyais, il était très jeune, 18-19 ans peutêtre.
On l’a enterré dans notre village”. Et puis, enfin, la
libération, le 2 mai, et le retour en France à bord d’un Dakota.
“En juin 44, quand on avait appris le débarquement de
Normandie, je me disais qu’on en aurait encore pour un an.
Je ne m’étais guère trompé...”
Quand la mine
embauchait tout le monde
De la période de la zone libre, puis de l’occupation allemande,
de la Résistance et de la libération de Gardanne,
Louis n’en sait que ce qu’ont pu lui raconter ceux qui sont
restés, comme son ami Henri Ranguis. Originaire des Hautes
Alpes et arrivé à Gardanne en 1929, il travaille dans la Grande
Epicerie Marseillaise au moment de la déclaration de
guerre. Pour échapper au Service du Travail Obligatoire, il est requis à la mine comme tant d’autres.
“J’y suis resté 27
ans. J’avais une bonne place, même si on travaillait tous les
dimanches... Des pharmaciens, des docteurs, des avocats
descendaient à la mine pour ne pas partir. Beaucoup étaient
embauchés mais ne travaillaient pas, c’était une planque.
A la libération, ceux-là ont repris leur activité d’avant-guerre,
on ne les a plus revus.” A partir de l’occupation de la
zone sud, l’atmosphère en ville s’alourdit, les innombrables
sabotages à la mine ou à l’usine d’alumine inquiètent les
Allemands qui multiplient les contrôles. “On les avait sur
le dos en permanence. Combien de fois j’ai été arrêté, de
nuit, le fusil sur la poitrine...”
Il faut ici rendre hommage au véritable travail de sape exécuté
par les résistants de tout bord, qui ont, pendant les vingt
et un mois d’occupation de la zone sud, retardé, contrarié,
détérioré ou détourné la production d’alumine à Gardanne,
de charbon à Meyreuil ou de ciment à Valdonne, qui alimentait
à jets continus la machine de guerre allemande. Un
travail de fourmi, obscur et dangereux, qui allait s’intensifier
au fil des mois pour culminer au printemps 1944 et rendre
la situation invivable aux occupants...
De l’acide
dans les moteurs
Dans son livre La Résistance, notre
combat, Jean-
Maurice Claverie cite les propos d’un
mineur espagnol, responsable d’un
groupe MOI (Main d’Oeuvre Immigrée),
Emilio Berrocal : “il ne se passait
pas de jour sans que nous
intervenions sur le matériel : ainsi
les câbles qui tiraient les wagonnets
qui, malgré leur épaisseur qui était
de cinq à six centimètres, étaient habilement sectionnés en
partie, pour casser alors que le convoi était en marche. Chacun
de nous possédait une petite hache et c’est avec celleci
que nous coupions, dans de multiples endroits les tapis
roulants qui amenaient le charbon aux wagonnets. Un jour,
nous avions réussi à paralyser pour la journée la cage qui
emmenait le personnel de la mine ainsi que les matériaux
pour les multiples travaux de fond”.
Déjà, en 1941, à l’usine d’alumine, un ouvrier graisseur de
nuit avait réussi un coup d’éclat, en mettant hors service 233
petits moteurs électriques en introduisant dans leurs paliers
un subtil cocktail de pâte à roder et de limaille, assaisonné
à l’acide. Le sommet est atteint avec la destruction des autoclaves
de l’usine d’alumine dans la nuit du 5 mars 1944 par
des maquisards des Basses-Alpes renseignés par Victor Savine. Un pylône de la ligne
de haute tension qui passe au Canet de Meyreuil et qui alimente
l’usine saute à la fin du même mois. Ceux de la cimenterie
de Valdonne sont détruits à la dynamite en mai. Le 14
juillet est “fêté” comme il se doit par la destruction d’un pont
par un ancien mineur, François Sachetti. C’est un pont métallique
à Meyreuil, et seize kilos (!) de plastic l’allongent pour
le compte.
Nancy a le torticolis
Il faut dire qu’à ce moment-là, l’opération Overlord (le débarquement
du 6 juin en Normandie) a déjà eu lieu et que tous
attendent avec impatience ce que le Provençal appelle “le
jour J de la Provence”. Initialement, les
deux débarquements devaient se dérouler le même jour, fin
mai 1944. Retardé de plus de deux mois par la campagne
d’Italie, celui de la Provence ne débutera que dans la nuit du
14 au 15 août, jour de l’Assomption. Le 14 au soir, dans les
messages personnels transmis habituellement par la BBC,
se cachent quatre phrases d’alerte. Les trois premières -“la
burette coule”, “le bombardement étourdit” et “le chasseur
est affamé”- sont quelque peu tombées dans l’oubli. En
revanche, celle qui devait annoncer la guérilla généralisée -“Nancy a le torticolis- est restée dans toutes les mémoires.
“Le 15 août, j’étais rue Ledru-Rollin, derrière la mairie, on
apprenait le maniement de la mitraillette Stein. D’un seul
coup, on a entendu crier “les Allemands ramassent tous
les jeunes !” Le débarquement de Provence venait d’avoir
lieu, on l’a su par la rumeur publique. On est allé se cacher
dans la colline.” Arthur Manouelian, 72 ans, revit ces heures
cruciales comme si elles avaient eu lieu il y a trois mois.
Après avoir travaillé chez un entrepreneur en maçonnerie,
il se retrouve dans un chantier de jeunesse en 1942, au Canet
des Maures. “Au chantier, tous les supérieurs étaient favorables
au gouvernement. Nous, on était
déjà choqués par l’armistice, mais on
faisait plus ou moins confiance au maréchal.
Jusqu’au jour où on nous a fait
mettre au garde à vous devant la radio
qui diffusait le discours de Laval, qui
disait : je souhaite la victoire de l’Allemagne”.
C’était le 22 juin 1942, et ce
jour-là, les derniers doutes que ces jeunes
pouvaient nourrir sur la nature de l’Etat
français s’envolent définitivement.
On montait au Cativeau
pour voir les bombardiers
De retour à Gardanne, c’est l’embauche
à l’usine d’alumine. “Les rafles se multipliaient
pour le STO, soit-disant pour
échanger des prisonniers. Plusieurs fois j’ai reçu des feuilles de route. Bien sûr, je ne voulais pas partir,
et je les brûlais à chaque fois.” Arthur rejoint alors la
Résistance et se retrouve dans un réseau, celui de l’ORA
(Oraganisation de Résistance de l’Armée), dirigé par Jean
Perrin. La mission : surveiller les Allemands, espionner les
terrains d’aviation, sabotage dans l’usine. “Du petit boulot
en permanence. D’autres se chargeaient de modifier la destination
des wagons d’alumine, qui se perdaient vers la Bretagne
ou Bordeaux au lieu de se retrouver en Allemagne.”
Et toujours les contrôles sur le Cours, les rafles à la Maison
du Peuple. “Les étrangers partaient et ne revenaient pas”.
Quand Marseille est bombardée par les Américains le 27 mai
1944, les Gardannais voient passer au dessus de leur tête les
250 bombardiers anglo-américains dans un bruit de tonnerre,
pendant que la métropole, juste derrière la chaîne de
l’Etoile, est écrasée sous un tapis de bombes. “Nous, les
jeunes, on était passionnés d’aviation, on montait au Cativeau
pour mieux voir, pas question de se terrer dans les caves.
La seule fois où j’y suis descendu, c’était à Marseille, pendant
une alerte, quinze jours après ce 27 mai. Je n’ai jamais
eu aussi peur de ma vie !”
Puis vient le 15 août. “A ce moment-là, on se préparait à se
battre longtemps. Et puis tout s’est précipité. Le mardi, les
Alliés débarquaient dans le Var, le lundi suivant ils étaient
déjà là.” Entre temps, les occupants ont sagement battu en
retraite. “C’était à la 19ème armée allemande qu’on avait
affaire. Il y avait beaucoup de Russes, de Géorgiens, et ils
n’étaient pas très motivés”.
Tout Gardanne tremblait
Joseph Barre, artisan peintre (il était notamment chargé de
peindre en bleu les fenêtres à cause du couvre-feu), habitait
alors au 32, cours de la République. Il raconte : “Le 19, les
Allemands commençaient à partir et ils avaient besoin de
véhicules, ils fauchaient tous les vélos qu’ils pouvaient. A
un moment, j’ai vu un jeune Allemand s’approcher avec son
cheval. A mon collègue et à moi, il nous a dit en français :
"je suis Alsacien, je ne veux plus me battre. Je vous donne
mon cheval en échange de vêtements civils". On a dit non,
c’était trop risqué.” Le matin du 21, Gardanne est une ville
morte. Les gendarmes ont fait évacuer les habitants par
crainte d’un bombardement de l’usine d’alumine.
A l’aube, trois petits obus sont tirés par les Américains. L’un
tombe près de l’ancienne Caisse d’Epargne, un autre à l’angle
de la rue Thiers, un dernier se fiche dans un platane devant
la mairie. Quelques minutes plus tard, des parlementaires à
moto s’en vont à la rencontre des Américains. “Il y avait
un curé à l’arrière, avec sa robe noire et un drapeau blanc”.
A ce moment-là, il ne reste plus que cinq Gardannais au
centre-ville, dont Joseph Barre, son fils Henri, 11 ans, et le
frère de Victor Savine. “Les premiers Américains arrivent
par la route de Gréasque (l’actuelle avenue Léo-Lagrange,
NDLR). Ils avaient dû passer à travers champs. C’était des
fantassins, ils avaient le fusil au bras comme s’ils allaient à la chasse. Nous les avons embrassé,
puis j’ai couru prendre mon appareil
photo. Ils étaient très fatigués, ils
se sont assis sur le trottoir. C’était à
peu près huit heures.”
Dix minutes
après, la ville se remplit subitement.
Les jeeps entrent en ville par le quartier
Saint-Roch, puis, un peu plus tard,
les blindés. “Tout Gardanne tremblait
quand les chars sont passés,
raconte Henri Ranguis, ils étaient
une trentaine”. C’est évidemment
l’euphorie, les cloches sonnent à la volée, les chewing-gums,
les cigarettes et le chocolat pleuvent. “Ils donnaient de tout,
du whisky entre autres, je me souviens qu’un mineur en a bu
un demi-litre. Il en est mort”.
Les instructions du gouvernement
provisoire de la République...
Le même jour, la municipalité dirigée par Jules Goulet (nommé
par Vichy en 1941) est chassée par les hommes de Victor
Savine qui retrouve ses fonctions de maire à la tête de la
délégation municipale. Dans un document publié par la revue
municipale de Gardanne en 1984, on apprend comment celui
qui occupa le fauteuil de maire pendant trente-neuf ans fut
intronisé : “Pendant l’occupation allemande un comité local
de libération clandestin s’est constitué. Les instructions du
Gouvernement Provisoire de la République à Alger et le
Comité National de Libération avaient défini et décidé comment
les comités locaux devaient être composés. A Gardanne,
c’est Victor Savine, représentant pour les centres
miniers du MUR (mouvements unis de la Résistance) qui
avait mandat de l’organiser.” En 1971, à la fin de son dernier
mandat, il expliquait lui-même son rôle à la Libération :
“Certes, je n’ai pas pu tout empêcher ; mais j’ai limité les
représailles qui étaient parfois des rancunes personnelles
(...). J’ai évité le pire et sauvé la vie de bien des personnes...
Français ou Arméniens. A Gardanne, il n’y a pas eu pour
ainsi dire de représailles contre ceux qui étaient pour le régime
de Vichy ; là, j’ai rendu le Bien pour le Mal.”
Le grand bazar du Réaltor
Les Américains ne s’éternisent pas à Gardanne. “Ils sont
restés un jour, après ils se sont installés dans un camp au
Réaltor. Ils venaient danser ici, certains ont fait des affaires,
se souvient Henri Ranguis. Moi, j’allais là-bas chercher des
outils, des chalumeaux, des marteaux... Une fois, on y est
allé avec un camion et on a récupéré un établi avec douze
tiroirs. On trouvait aussi des pantalons, des chemises...”
Joseph Barre revoit “une véritable petite ville, avec tout ce
qu’il fallait. Du matériel, de la nourriture, ils en avaient bien
plus que nécessaire... C’était un immense trafic.” Henri, son
fils, se méfiait tout particulièrement de la MP, la police militaire,
qui veillait au grain. “Une fois, avec un copain, on s’est
fait prendre sur la route. On leur a dit qu’on était de Gardanne,
alors ils nous ont envoyé à Berre...”
Gardanne est libérée, mais la guerre n’est pas finie. Les
troupes allemandes retranchées dans Marseille tiendront
encore une semaine avant de se rendre au général de Monsabert.
Dans le bassin minier, les FFI et les FTPF veulent
continuer le combat. Certains s’engagent individuellement
dans les armées françaises de passage. D’autres se regroupent
et rejoignent à Aix le bataillon FFI de Provence. Ces
cinquante-là s’illustreront pendant plusieurs mois et resteront
dans les mémoires sous le nom de commando Courson.
Mais c’est déjà une autre histoire...