JUSQU’EN 1892, l’aluminium,
métal révolutionnaire par ses
propriétés physiques, n’est
pas rentable. La Société de Froges,
dans l’Isère, manque de peu le dépôt
de bilan quand tout à coup, l’horizon
s’éclaire. La demande grimpe, mais
les tarifs douaniers et les frais de
transport de l’alumine, cette poudre
blanche extraite de la bauxite et
importée d’Allemagne, restent un
obstacle. Pourquoi ne pas en fabriquer
en France ? C’est ce que fait
déjà la Compagnie des Produits Chimiques
d’Alais et de la Camargue,
dirigée par un certain Alfred Pechiney
.
Mais la Société de Froges lorgne
plutôt sur le brevet que vient de déposer
un chimiste allemand, Karl-Joseph
Bayer. Trop tard :
une “Société Française de l’Alumine
pure” vient de se constituer et
achète la licence d’exploitation du
procédé. Reste à choisir un site
approprié, y construire une usine et
commencer la production d’alumine.
Gardanne,
le meilleur choix
Le premier département producteur
de bauxite, en France, c’est le Var. Il
faut donc s’en approcher le plus possible.
Un terrain près des Milles est
d’abord envisagé, puis rejetté. Ce
sera donc Gardanne, sur un terrain
loué aux Charbonnages des Bouchesdu-
Rhône (qui fourniront le combustible
pour les fours), tout contre
la gare (qui permettra d’acheminer
la bauxite). Sur 1,1 hectare (contre
40 aujourd’hui), l’usine est édifiée entre 1892 et 1893 mais tarde à
démarrer. Il faut en effet trouver des
clients pour l’alumine, et le procédé
Bayer n’est pas exactement au point.
L’entreprise n’a plus d’argent. Un
accord est donc trouvé avec la Société
de Froges pour fusionner, décision
votée à l’unanimité le 29 décembre
1894.
“Tête de vieux mulet”
En 1895, l’avenir de l’alumine gardannaise
semble moins sombre :
l’argent est là, les débouchés aussi,
puisque le seul et unique client est
l’usine d’aluminium de La Praz. Restent
les problèmes que pose encore
le procédé Bayer, problèmes que son
inventeur, mandaté à Gardanne, ne
parvient pas à résoudre. Paul Héroult,
touche-à-tout de génie et envoyé sur
place par la Société de Froges, met
son grain de sel, ce qui ne plaît pas
à l’illustre savant germanique, de
trente ans son aîné, stupéfait de
s’entendre traiter de “tête de vieux
mulet”.
Dans cette ambiance pleine
de tendresse, les tuiles continuent
de pleuvoir. Une chaudière explose,
les autoclaves s’entartrent, les pannes
se succèdent. A partir de l’été 1895,
la Société décide de mettre le paquet :
douze décomposeurs neufs sont installés,
ainsi qu’une nouvelle chaudière,
une machine à vapeur de 150
chevaux et l’extension de la surface
disponible de l’usine, déjà à l’étroit.
En 1897, de retour d’Irlande, Paul
Héroult découvre comment éviter
les dépôts d’alumine dans les décomposeurs
et la production décolle. De
36 tonnes d’alumine par mois à l’été
1896, la production passe à 54 tonnes
à l’automne 1897, 80 tonnes fin
1898, 186 tonnes fin 1899.
Déjà les boues rouges
Si la production ne pose plus de problèmes,
les résidus de bauxite deviennent
encombrants : on les appelle
déjà les boues rouges, et on les stocke
où on peut. En 1895, selon le journal
de bord du directeur Charles
Guénivet, “les boues résiduelles
étaient simplement déposées dans la
cour de l’usine”. En novembre 1902,
il faut faire quelque chose. L’usine
se porte acquéreuse d’une partie du
vallon d’Encorse, à Bouc Bel Air,
pour 700 F l’hectare. On parle d’utiliser
les boues rouges comme remblai
pour la mine, sans succès. En
janvier 1909, on essaie d’utiliser les
boues rouges pour l’épuration du gaz
à Lyon, en avril 1910, on tente de les
recycler dans la peinture, trois mois
plus tard dans le ciment. Il faudra attendre cinquante-six ans pour que
le choix du rejet en mer soit imaginé,
avec les controverses que l’on
connait.
La croissance
et la guerre
Entre temps, l’usine continue de se
développer à un rythme rapide. Ainsi,
en août 1904, on envisage de porter
la production d’alumine à 15
tonnes par jour (soit 450 tonnes par
mois). En juin 1907, elle atteint 17,6
tonnes, en juin 1914 42 tonnes. La
guerre va interrompre le bel élan.
L’approvisionnement devient difficile,
il faut six jours pour expédier
une lettre de Gardanne à Tourves (où
se trouvent les mines de bauxite). Le
premier mort ne tarde pas : l’ouvrier
Benneton succombe à ses blessures
de guerre, des allocations sont versées
aux familles des employés
mobilisés. 36 des ouvriers de l’usine
sont des réfugiés. En août 1917,
la production quotidienne d’alumine
s’élève à 36 tonnes, et seulement
28 tonnes en août 1918.
Il est temps
que la guerre s’achève. Avec elle se
termine une époque, celle des précurseurs,
des savants fous et des
industriels patriarches. Déjà s’annoncent
les grands groupes industriels
du 20ème siècle, avec la fusion le 12
mai 1921 de la société de Froges et
de la Compagnie des Produits Chimiques
d’Alais et de Camargue. Mais
cette fusion commence sous de biens
mauvais auspices : une première
vague de licenciements en mars 1921
n’est qu’un avant-goût de l’arrêt total
de la production en juin. Il faudra
attendre décembre 1922, après dixhuit
mois d’inactivité forcée, pour
que les embauches reprennent et que
la production retrouve doucement
son niveau de 1917 (9300 tonnes).
Il
faut dire que les salariés d’alors (entre
500 et 600 depuis 1914, soit autant
qu’aujourd’hui) ne restent pas longtemps
en poste, guère plus de six
mois ou d’un an. A l’immigration
italienne du début du siècle succède
l’arrivée des Arméniens, des
ouvriers d’Europe centrale mais aussi
des Cubains ou des Argentins.
31 mai 1932, 8h30...
Malgré une nouvelle vague de licenciements
en 1928, la production
s’accroît rapidement pour atteindre
30 000 tonnes en 1929. 1929, c’est
l’année du krach boursier à Wall
Street qui va enfoncer le monde dans
la crise. Il faudra attendre trois ans
pour que l’onde de choc touche la
France et l’usine d’alumine de Gardanne,
dont la production retombe
au niveau de la première guerre et
qui subit un accident épouvantable
le 31 mai 1932. A 8h30 du matin, un
autoclave explose. Des bâtiments
sont soufflés, et l’on compte sept
morts. Les photos d’époque évoquent un bombardement.
1936 : le Front Populaire remporte
les élections législatives de mai. Aussitôt,
de grandes grèves avec occupation
des locaux éclatent dans toute
la France, et l’usine de Gardanne
n’échappe pas à la règle. La grève
est dure, le matériel souffre. Lorsque
la production redémarrera, il faudra
de nombreuses réparations. Mais
les quarante heures par semaines sont
au bout, ainsi que les deux semaines
de congés payés...
Le 31 août 1939, quelques heures
avant le début de la seconde guerre
mondiale, le conseil d’administration
de la compagnie d’Alais, Froges
et Camargue ordonne un inventaire
exceptionnel des biens de toutes les
entreprises du groupe. La guerre aura
des répercussions considérables sur
la production d’aluminium - et donc
d’alumine - en raison de la pénurie
d’énergie. L’usine de Gardanne se
distingue, comme celles du sud de la
France, par une surembauche de salariés
qui échappent ainsi au service
du travail obligatoire (STO).
1944 et
les mois qui précédent la Libération
font chuter encore plus la production,
déjà bien basse. Les installations de l’usine de Gardanne furent
d’ailleurs en grande partie détruites
par un sabotage mené par des résistants
des Basses-Alpes.
Enfin Pechiney
Après les forts dégraissages d’effectifs
de l’après guerre, la Société
d’Alais, Froges et Camargue va
s’offrir une cure de jouvence en
retournant aux sources, puisque
l’Assemblée Générale extraordinaire
du 8 septembre 1950 entérine
l’appellation nouvelle de Pechiney,
compagnie de Produits Chimiques
et Electrométallurgiques. Ce n’est
donc que depuis cette date que l’on
parle, à Gardanne, d’usine Pechiney.
En 1957, l’usine de Gardanne produit
200 000 tonnes d’alumine par
an (cent fois plus qu’en 1900 !) et
se situe dans les toutes premières
au monde. C’est à ce moment-là que
le principe “d’attaque continue” est
mis en place, provoquant de gros
changements des conditions de travail
(voir le témoignage de Louis
Rachet). Plus question,
désormais, de remplir les autoclaves
de soude et de bauxite, de les
nettoyer quasiment à la main, avec
tous les risques que cela comporte.
Désormais, le processus fonctionne
en permanence et en circuit fermé.
Petit à petit, le travail de pilotage
du matériel remplace le travail
manuel. L’usine de Gardanne prend
progressivement sa forme actuelle,
avec ses anciennes machines qui
côtoient les plus récentes, ce qui finit
par poser quelques problèmes de rentabilité,
face à des concurrents qui
produisent plus avec moins de matériel.
Des Guinéens
à l’accent provençal
C’est alors qu’entrent en scène les
alumines techniques. Elaborées dans
les années 1980, elles commencent
à être fabriquées à Gardanne début
1987. Objectif premier : diversifier
la production pour mieux rentabiliser
le matériel existant. Mais aussi
répondre à une demande de plus en
plus exigeante. Les alumines techniques,
ou altech, s’exportent dans
le monde entier pour fabriquer des
bougies d’automobile, des dentifrices,
du cristal, des isolateurs à haute
tension, de la céramique. C’est
la concrétisation de l’ouverture au
monde de l’usine d’alumine, un virage
important pris depuis une trentaine
d’années avec ce que l’on
appelle le transfert de technologie.
Ainsi, des usines ont vu le jour en
Grèce, en Yougoslavie, en Inde et en
Chine grâce à la formation de cadres
sur le site de Gardanne. Fria, en Guinée,
est la seule usine d’alumine du
continent africain. On y trouve des
ingénieurs, là-bas, qui ont gardé
l’accent provençal...