L’intérêt, quand un film de science-fiction se projette dans un futur assez proche (à l’échelle d’une génération, par exemple), c’est qu’un spectateur peut vivre assez longtemps pour voir le film au moment de sa sortie et vérifier plus tard si la réalité dépasse la fiction. Or Blade Runner est une œuvre qui me poursuivra sans doute toute ma vie.
Quand Philip K. Dick publie, en 1968 (deux ans après ma naissance et l’année de sortie sur les écrans de 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick) son roman Do Androids Dream of Electric Sheep ?, il situe l’intrigue en 1992, soit 24 ans plus tard. Quand Ridley Scott sort sur les écrans Blade Runner, à l’été 1982 (trois mois après la mort de Dick à l’âge de 53 ans des suites d’un accident vasculaire cérébral), l’action se situe en 2019. Nous y sommes presque. Et donc, cette année vient de sortir Blade Runner 2049, qui, comme son nom l’indique, se passe au milieu du 21ème siècle.
Si oncle Kim et oncle Donald — les jumeaux tarés qu’aucun romancier n’aurait osé imaginer — n’ont pas l’occasion de régler la question du réchauffement climatique une fois pour toutes d’ici-là, 2049 devrait correspondre à la fin de ma vie, en tout cas aux dernières années de celle-ci, comme la publication du roman de Dick en marquait le début.
Harrison Ford comme incarnation du temps qui passe
Autant dire que Blade Runner, si l’on englobe dans ce terme le roman (réédité depuis sous ce titre) et les deux films de Ridley Scott et Denis Villeneuve, est au moins autant une réflexion sur le temps que sur l’identité et l’humanité. Revoir Harrison Ford, qui fait de plus en plus ses 75 ans, est touchant et provoque inévitablement un sentiment de nostalgie. Pour l’anecdote, ses débuts au cinéma datent de 1966…
Revenons-en au film. Je ne dévoilerai évidemment pas l’intrigue, si tant est que j’en sois capable. Si vous l’avez vu et que vous n’avez pas tout compris, allez donc lire l’analyse fouillée de Christopher Guyon sur Oblikon.net, vous devriez y trouver votre bonheur. La patte de Denis Villeneuve, l’auteur de Enemy, Sicario ou plus récemment Premier Contact, est immédiatement reconnaissable. Le Canadien est l’un des rares, aujourd’hui, avec sans doute Christopher Nolan, à avoir une signature esthétique aussi forte.
Les premières minutes du film sont une pure splendeur, avec des vues aériennes de la Californie de 2049 définitivement stérile, une surface morte quadrillée de bâtiments ressemblant à un circuit imprimé géant, et où un arbre mort soutenu par des haubans est le seul vestige d’une nature disparue.
Personne ne dépeint mieux que ça un futur dévasté
Comme dans Premier Contact, c’est la richesse infinie de la photographie et la profondeur de l’ambiance sonore qui définissent le style Villeneuve. Tout ce que laissait augurer la splendide bande-annonce est au rendez-vous. La froideur minérale de Los Angeles, des champs photovoltaïques qui couvrent l’horizon, les paysages rouges et quasi-Martiens de Las Vegas, une hallucinante décharge à ciel ouvert à San Diego (on pense alors à Wall-E) et cette pluie incessante qui vire parfois à la neige : personne ne dépeint mieux que ça un futur dévasté. Blade Runner 2049 se regarde comme une œuvre d’art animée, c’est sa gloire et sa limite.
Le scénario est en effet tout sauf clair, à tel point qu’il ferait passer Premier Contact, pourtant retors, pour un épisode de La petite maison dans la prairie. La force du roman de Dick était justement de ne pas différencier l’apparence des androïdes de celles des humains, hormis sur des marges plutôt floues (le comportement, la puissance physique, la capacité à ressentir des émotions).
Les limites de la désincarnation
L’histoire écrite par Hampton Fancher et Michael Green comporte tellement de tiroirs qu’on finit par s’y perdre et à regarder évoluer les personnages sans éprouver d’empathie envers eux, hormis, et c’est un comble, pour une femme virtuelle que le blade runner K (Ryan Gosling) peut activer à la télécommande. Gosling, justement, va très loin dans le non-jeu, mais à un certain moment, le charisme ne suffit plus et la désincarnation a ses limites. Ou alors il faut s’appeler Clint Eastwood dans Le bon, la brute et le truand.
On retiendra quand même quelques très grands moments de cinéma, comme la scène d’amour à trois avec des effets visuels (pour une fois) au service des sentiments, ou la naissance, si l’on peut dire, d’une réplicante expulsée d’une sorte de sac plastique suspendu et couverte du vernix des nouveaux nés, cette substance cireuse et grasse qui protège la peau du fœtus in utero.
Et bien sûr, on n’oubliera pas le superbe passage avec Ana Stelline qui crée de toutes pièces, à l’aide d’une sorte d’objectif de caméra, des souvenirs d’enfance qui seront implantés dans les réplicants. Jolie métaphore sur la puissance de la fiction : n’est-ce pas l’art de concevoir des faux souvenirs destinés à peupler l’inconscient collectif ?