Jean-Marc Lévy-Leblond est professeur émérite à l’Université de Nice, directeur de collection aux éditions du Seuil et de la revue Alliage. Il est l’auteur de plusieurs livres de vulgarisation scientifique, dont le dernier, A quoi sert la science ?, destiné d’abord aux enfants, est paru début 2008 aux éditions Bayard. Né en 1940, physicien de formation, il s’intéresse en même temps à l’histoire et à la philosophie des sciences, avec un regard critique et un art de poser des questions qui dérangent, mais aussi une volonté de transmettre les connaissances. Juste avant la conférence qu’il a donnée à la Médiathèque le 21 novembre (un article y sera consacré dans Energies 307 à paraître le 17 décembre), nous avons pu le rencontrer.
Vous dites que ce qui est important, ce sont les questions que l’on pose. Pensez-vous que l’école apprend suffisamment aux enfants à poser des questions ?
Les enfants posent naturellement des questions, mais ce ne sont pas d’emblée celles auxquelles la science sait répondre. Et pourtant, elles sont importantes. « D’où je viens ? » Ce n’est pas simplement un problème d’ovules et de spermatozoïdes ! Il faut pouvoir dire aux enfants que la science ne va répondre qu’à une partie de leurs questions. Elle apporte des réponses, mais pas à toutes les questions.
Que pensez-vous des pédagogies qui visent à faire découvrir la science aux enfants par l’expérimentation ? Peut-on les comparer au travail de vulgarisation que vous menez de votre côté ?
J’ai bien sûr la plus grande estime pour les collègues qui mènent ce travail de rénovation pédagogique des sciences, par exemple dans le cadre de « La main à la pâte ». Il me semble cependant que la sensibilisation des enfants aux sciences ne devrait pas être trop exclusivement centrée sur l’expérimentation matérielle. Les sciences, c’est aussi affaire de pensée, et je crois que nous devons favoriser le développement du plaisir de penser qui existe aussi chez les enfants. Songeons par exemple à leurs interrogations, spontanées, sur la question de l’infini, tant numérique que spatial (« Jusqu’où peut on compter ? », « Jusqu’où va le ciel ? »). Nous devons aussi les pousser à expérimenter les idées et veiller à ne pas limiter l’intérêt de la science au concret, mais favoriser leur accès au monde de l’abstraction et de la conceptualisation. La main à la pâte, oui, mais, si j’ose dire, la tête aussi. Quant au travail de vulgarisation, ou, comme je préfère dire, de « mise en culture » des sciences, il est assez différent, puisqu’il s’agit moins de transmettre des connaissances, que de favoriser l’intérêt pour ces connaissances et en même temps de développer une attitude critique à leur égard.
Quand on dit que les découvertes technologiques vont résoudre les problèmes climatiques ou alimentaires, ne fait-on pas fausse route ?
Nombre des problèmes qui assaillent l’humanité aujourd’hui ne requièrent pas de solutions scientifiques. Beaucoup des problèmes techniques ont déjà leur réponse, comme le traitement de la plupart des maladies infectieuses. Leur persistance est une question économique et politique, pas scientifique. Les OGM ne sont pas là pour nourrir le monde, mais pour enrichir Monsanto.
Notre époque récente nous submerge d’objets technologiques de plus en plus performants. Est-ce un réel progrès ?
Le problème est que ces objets technologiques deviennent surperformants, et que, pour la première fois sans doute, dans l’histoire de l’humanité, nous sommes aux prises, depuis quelques décennies, avec des objets techniques que nous sous-utilisons systématiquement. Autrefois, les diligences n’allaient jamais assez vite, les bougies n’éclairaient jamais assez, etc. Aujourd’hui, nos voitures vont trop vite et nous sommes obligés de limiter leur vitesse par la loi, nos ordinateurs ne sont utilisés que pour une faible fraction de leurs fonctionnalités, etc. C’est que les objets techniques sont passés du domaine de la production collective où ils étaient pour l’essentiel cantonnés jusqu’au XIXè siècle (outils et machines de l’industrie) au domaine de la consommation individuelle. Ils sont donc devenus eux-mêmes des objets marchands. D’où leur renouvellement forcé pour assurer le fonctionnement du marché et leur développement sans limites, créant des besoins artificiels, ou, en tout cas, non contrôlés. Il s’agit sans doute là d’une véritable mutation anthropologique, dont il nous faut d’abord prendre conscience pour espérer la maîtriser.
La recherche scientifique est-elle trop dépendante de l’industrie, et trop peu des pouvoirs publics ?
la science n’est pas et ne peut pas être indépendante du pouvoir. C’est un fantasme qui ne sert qu’à cacher la dépendance réelle de la science. La question est donc de comprendre en quoi le contexte social d’aujourd’hui contraint la recherche scientifique ? Et comment pourrait-elle être réorientée ?
Les choix technologiques sont-ils démocratiques ?
Non. Dans les choix qui orientent la société à venir, les choix technoscientifiques ce sont les plus importants sur le long terme, et les moins démocratiques. Mais tant qu’il n’y a pas de débat politique ouvert sur ces questions, et on en est loin, toute possibilité de choix démocratique — sous quelle forme d’ailleurs ? — reste illusoire.
Les politiques s’abritent-ils derrière les experts pour justifier leurs choix ?
C’est moins vrai aujourd’hui, et pour une bonne raison : les experts le sont de moins en moins, et les désaccords entre les spécialistes de plus en plus évidents. C’est que les questions deviennent d’une complexité telle qu’il est de plus en plus difficile d’arriver à des conclusions assurées. Par exemple sur la question des causes du réchauffement climatique, ou sur l’opportunité de développer l’énergie éolienne. Du coup, les politiques ont de plus en plus de mal à s’abriter derrière des arguments d’autorité. Apparaît ainsi en pleine lumière la nature de la démocratie et son problème fondamental : la possibilité pour chacun de prendre part aux décisions sans compétence particulière et la nécessité, même pour les dirigenats, de prendre ces décisions en (relative) méconnaissance de cause.
Mais quel peut-être le rôle de la communauté scientifique ?
Mais ce qu’on appelle la communauté scientifique n’existe pas ! C’est comme si on parlait de « communauté industrielle » qui regrouperait les ouvriers et les dirigeants de l’entreprise. Ça n’aurait pas de sens. Autrefois, les scientifiques faisaient partie d’une élite intellectuelle et sociale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La majorité des scientifiques sont des salariés subordonnés, ils effectuent des tâches répétitives, ont très peu d’autonomie. Pour autant, les scientifiques ont, comme citoyens, une responsabilité particulière, qui implique un devoir de partage des savoirs.
Propos recueillis par Bruno Colombari