L’esprit de mai est de retour

énergies - dix juin deux mille trois

On le sentait venir : après les premières alertes du mois d’avril, des centaines de milliers de salariés, de retraités, de chômeurs et d’étudiants ont manifesté pendant tout le mois de mai leur refus du projet de réforme des retraites, imposé sans négociation par le gouvernement. Gardanne n’était pas en reste.

« Ce n’est pas la rue qui gouverne. » Il y a des petites phrases, comme ça, qui restent gravées dans les mémoires. En prononçant ces mots, le mercredi 7 mai sur France 2, Jean-Pierre Raffarin ne savait pas encore que la rue (on ne dit plus « la France d’en bas », pour l’occasion) allait lui répondre de la plus cinglante des façons : deux millions de manifestants le 13, huit cent mille le 19, des mouvements de grèves qui, partis des enseignants, se répandent comme une traînée de poudre dans tous les services publics : la Poste, EDF, le Trésor public, les Douanes, les agents territoriaux, les transports... Depuis le début du mois de mai, les salariés du privé rejoignent le mouvement et participent aux principales manifestations : Atmel, Pechiney, Lidl, Haribo, Ascométal, les Travaux du Midi, Spie Trindel...

Si ce n’est pas la rue qui gouverne, en tout cas elle se fait entendre. La réforme des retraites imposée plus que négociée par François Fillon, qui dégrade les conditions tant des salariés du public que du privé (résumé dans la formule « travailler plus pour toucher moins ») fait l’unanimité... contre elle. Comme si ce n’était pas suffisant, elle se couple à une réforme dite de décentralisation qui précarise des secteurs entiers de l’Éducation nationale. Et à une réduction massive du nombre de fonctionnaires, un départ en retraite sur deux pouvant ne pas être remplacé, ce qui entraînerait de toute évidence un effondrement des services publics.

Dès le lundi 12, alors que les enseignants multipliaient les arrêts de travail, les territoriaux de la Ville de Gardanne rejoignaient le mouvement. Et le mardi 13, une quinzaine de bus accompagnent à Marseille les manifestants pour ce qui va être la plus grosse manifestation depuis décembre 1995 : entre cent et deux cent mille personnes vont défiler, quatre heures durant, du Vieux-Port à la place Castellane. Dans le cortège, des agents du Trésor public revendiquent un service public de proximité : « Bercy veut centraliser les agences pour réaliser des économies d’échelle de grande ampleur, témoigne Frédéric Larrivée. Sous prétexte d’accroître la productivité des services, on les éloigne de la population. D’autre part, la réforme des marchés publics est très inquiétante, et avec la baisse des effectifs, la lutte contre la fraude fiscale sera de plus en plus compliquée. » Dans la foule, un écriteau proclame, philosophe : « la politique, c’est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde, » tandis que des syndiqués de la FSU avertissent : « Raffarin, t’es foutu, demain on continue ! »

Deux jours plus tard, à Aix, ce sont trois cents personnes qui remontent le cours Mirabeau. Aux territoriaux de Gardanne et d’autres communes se sont associés des enseignants des écoles, collèges et lycées du pays d’Aix, ainsi que des fonctionnaires des impôts. Cette fois, il s’agit d’aller en délégation rencontrer le sous-préfet Nicolas Basselier. Une délégation de huit grévistes est reçue pendant une heure dans l’hôtel de Valbelle, rue Mignet. « En l’absence du sous-préfet, c’est la secrétaire générale, Mme Imbert, que nous avons rencontrée, explique Maryse Cometto, déléguée CGT à la Mairie de Gardanne. Nous avons exposé nos revendications en terme d’éducation, de retraite et de décentralisation. C’est l’accumulation de ces demandes formulées dans chaque préfecture, qui fera monter la pression sur le gouvernement. » Une représentante de la FSU du collège de Rousset ajoutait : « C’est un projet de société que nous défendons. »

Le lendemain matin, lors de l’assemblée générale quotidienne à la Maison du Peuple, l’accord signé dans la nuit par la CFDT et la CGC est commenté avec amertume. Chez les territoriaux, le mouvement de grève, loin de faiblir, s’étend : à Martigues, Istres, Port de Bouc et Fos, s’ajoutent désormais Salon, Aix, Saint-Mitre, Aubagne, Arles, Auriol, Roquevaire, Marseille, le Conseil général, Mimet, Vitrolles, Septèmes, Marignane, Simiane et Gignac. Le privé, quant à lui, participe de plus en plus : Atmel, Champion, NTIM, les autocars Blanc, Escota sont touchés par les débrayages. Dans les établissements scolaires, les arrêts de travail se multiplient : le primaire est rejoint par le collège du Pesquier, où le mouvement est très suivi, puis par le lycée Fourcade, le LEP de l’Étoile et le lycée agricole de Valabre. « L’école est malade du MEDEF, explique Francis Fanjeaux, enseignant. Le gouvernement veut aligner l’école sur les normes européennes, c’est-à-dire qu’on va faire des économies sur nos enfants. La décentralisation de l’éducation montre bien que ce n’est plus une priorité nationale. » Décision est prise d’un rassemblement devant l’Hôtel de Ville et d’un cortège jusqu’au siège du député Richard Mallié, rue Jules-Ferry. Annoncé en visite à la centrale thermique, l’élu est au rendez-vous et reçoit une délégation, après quelques accrochages entre les manifestants et deux cameramen. La discussion ne débouchera sur rien de constructif, le député défendant la politique gouvernementale dont il est solidaire.

Les revendications transmises au sous-Préfet et au député
Le week-end passe, avec son lot de sermons de la part du Premier ministre, menaçant explicitement ceux « qui ne respectent pas les pratiques républicaines et qui se mettent en faute. » Résultat, encore huit cent mille manifestants dans les rues, dont près de cent mille à Marseille. Sur la place Castellane, à 14h30, il est impossible de se frayer un passage. Le cortège compte une très grosse majorité d’enseignants venus de tout le département, mais aussi des lycéens et des étudiants. A l’arrière, suivent les services publics, dont la Poste et EDF. « Le changement de statut d’EDF devrait être voté en juin, témoigne Jean Pugens, délégué syndical à Aix. Si on y ajoute la question des retraites et les contraintes des directives européennes, on va avoir du mal à assumer nos missions de service public. Dans la région, 22 sites sont menacés de fermeture, dont trois dans les Bouches-du-Rhône. En clair, ça veut dire moins d’effectifs pour les astreintes, et moins de proximité avec les usagers. Déjà, on a du mal à assurer les dépannages, on nous demande de privilégier les clients industriels. »

Un peu plus loin, les salariés de Pechiney Softal, à la Penne-sur-Huveaune, en sont à leur 45 e jour de grève avec occupation des locaux. Eux se prennent de plein fouet la vague de plans sociaux, et voient en plus leurs retraites menacées : « La direction ne veut pas négocier, affirme Marc Signoret, secrétaire du comité d’entreprise. Pechiney veut démonter les machines et les envoyer dans le Nord. Nous, on demande le maintien de l’activité, avec ou sans Pechiney. Nous avons tous vingt à trente ans d’ancienneté, et on nous propose des indemnités très insuffisantes. Si on manifeste aujourd’hui, c’est parce que les emplois font la retraite, et la retraite fait les emplois. »

Durcissement contre les syndicalistes
Le mouvement se renforçant, les animations sont annulées les unes après les autres : après la fête de toutes les lectures, le samedi 17, c’est Arts et Festins du monde qui passe à la trappe. Comment maintenir cette manifestation culturelle alors que les transports scolaires et les cantines ne fonctionnent plus depuis près d’une semaine ? Le mercredi, une incroyable nouvelle tombe lors de l’AG du matin : cinq mineurs syndiqués ont été interpellés à leur domicile au petit matin, par des gendarmes qui les ont conduits dans cinq gendarmeries différentes, fusils à pompe et menottes à l’appui. Ces méthodes pour le moins surprenantes sont la conséquence d’une plainte déposée par Richard Mallié, dont la permanence avait été endommagée par un tracteur en février dernier. Le soir même, les cinq mineurs étaient relâchés par les gendarmes.

Jeudi 22, le pique-nique prévu par les enseignants devant le Rectorat, à Aix, ne peut avoir lieu : il y a trop de monde. Du coup, c’est un gigantesque défilé qui s’allonge sur le boulevard périphérique et qui va faire le tour du centre-ville pour finir sur la rotonde. Là aussi, les lycéens et les étudiants se joignent en nombre aux enseignants. Ce qui contredit d’ailleurs la stratégie du gouvernement : opposer les services publics et les usagers, les enseignants et les élèves, voire même les syndicats entre eux. Loin de s’affaiblir, à l’heure où nous bouclons cet article, le mouvement se renforce avec l’entrée en lice des cheminots. La rue ne gouverne pas, certes. Mais peut-on durablement gouverner contre la rue ?