DANS L’INTERVALLE ENTRE LE DEDANS ET LE DEHORS
En 2003, le romancier bostonien Dennis Lehane abandonne une nouvelle fois (après Mystic River) son couple d’enquêteurs Angie Gennaro et Patrick Kenzie. Avec Shutter Island, il écrit une histoire qu’il qualifie lui-même de shocker, à sensations. L’action se situe en 1954 sur une île au large de la Nouvelle-Angleterre, sur laquelle est aménagé un hôpital psychiatrique expérimental. Le marshall Teddy Daniels y est chargé d’enquêter sur la disparition inexplicable — et théoriquement impossible — de la patiente Rachel Solando. Voilà le point de départ d’une histoire qui ressemble un peu à Dix petits nègres d’Agatha Christie, mais qui bifurque en cours de route vers le Shining de Stephen King. Une histoire de fous, à tous les sens du terme.
Le roman, d’une noirceur absolue, parvenait à balader le lecteur dans un labyrinthe narratif particulièrement complexe, mélangeant narration chronologique relativement classique et réminiscences entre cauchemars et psychose [1]. A tel point qu’une relecture s’avérait nécessaire pour apprécier les ressorts du dénouement final.
La réussite de l’adaptation de Mystic River par Clint Eastwood a probablement convaincu Dennis Lehane de confier la version cinématographique de Shutter Island à Martin Scorsese. Celui-ci en a fait un film fortement marqué par les flash-back du marshall Daniels et par les allers-retours incessants entre l’intérieur et l’extérieur : ceux de l’île et du continent, de l’hôpital psychiatrique et du reste de l’île, mais aussi de ce qui se passe dans la tête de Daniels et autour de lui, illustrant ainsi la citation de Paul Auster : « le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde ».
Le décor naturel a été trouvé à Peddocks Island, une île aux contours déchiquetés au large de Boston. Quant à l’hôpital psychiatrique, il est inspiré du Medfield State Hospital, dans le Massachusetts, et dont l’architecture gothique est caractéristique du plan Kirkbride mis en œuvre dans la région au XIXe siècle [2]. C’est un élément clé du film, et les scènes en extérieur sur l’île ou en intérieur dans les couloirs sombres du bâtiment avec ses grilles partout sont particulièrement réussies, de même que celle de l’arrivée du marshall sur Shutter Island (voir la vidéo). La tonalité générale du film, avec ses couleurs passées, rend bien l’ambiance des années cinquante et de leur représentation à l’écran.
En revanche, le film peine à rendre l’ambiguité du roman. Il est trop démonstratif, et paradoxalement les scènes les moins convaincantes sont celles des cauchemars de Daniels qui sont filmées de façon réaliste. Les autres, de pures scènes gothiques qui rappellent celles de Shining, fonctionnent plutôt bien. Leonardo DiCaprio et Ben Kingsley (dans le rôle d’un psychiatre favorable à des thérapies comportementales plutôt qu’à la lobotomie alors en vigueur) sont remarquables, mais on ne peut pas en dire autant des seconds rôles comme Mark Buffalo, Michelle Williams ou même Max von Sydow. Enfin, la musique (essentiellement issue du répertoire contemporain) est trop présente et vient alourdir une mise en scène dont la sobriété n’est pas la qualité première.
Conclusion : Shutter Island est un très bon roman, disponible en édition de poche chez Rivages au prix de 8 euros.