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Tous au Larzac

Quatre ans après les Lip, Christian Rouaud raconte l’histoire du Larzac, une décennie de lutte contre l’extension du camp militaire. 103 paysans d’un côté, l’Etat giscardien de l’autre et tout autour le causse filmé comme un décor de western. Grand, très grand documentaire.

Des tracteurs, des brebis et des hommes

Sans aucun doute, Christian Rouaud est un alchimiste. A partir d’une dizaine de témoins, d’images d’archives, de plans séquences sur le paysage actuel et d’un scénario écrit à la virgule près, il fait de ces histoires de luttes sociales (Les Lip, les paysans du Larzac) des épopées à la fois burlesques, tragiques, émouvantes et au final extrêmement motivantes.

En 2007, son documentaire Les Lip, l’imagination au pouvoir racontait magnifiquement le combat des salariés d’une usine de montres en Lorraine contre la délocalisation, déjà. Mais, à la différence du Larzac, il n’y avait pas de paysage à filmer : tout le tissu industriel avait disparu.

C’est d’ailleurs pour ça que Tous au Larzac commence par un superbe plan tourné à l’hélicoptère, qui ressemble curieusement à l’ouverture de Shining. Mais là, ce n’est pas une voiture qui roule sur une route bordées de sapins, mais un homme qui court sur un sentier. Jusqu’à ce qu’on découvre d’un seul coup le précipice, avec en contrebas Millau. Le cadre est planté.

Les plus de 40 ans se souviennent tous, même furtivement (pour les plus jeunes), des slogans « Gardarem Lou Larzac », « des moutons pas des canons », « faites labour, pas la guerre »... Un peu moins des détails de l’affaire qui, de fronde locale en 1971 contre l’extension du camp militaire, a enflé pour devenir un enjeu national et peser sur la présidentielle de 1981.

L’absurdité de l’intérêt national, la violence d’Etat, les coups bas, la spéculation foncière, la surdité complète du pouvoir face à la volonté populaire d’un côté, et de l’autre la force inébranlable de ceux qui se battent pour leur bon droit, leur intelligence collective qui les pousse à élargir leur lutte plutôt qu’à s’y enfermer et leur connaissance supérieure du terrain : voilà posé le cadre. Restait à raconter le détail de l’histoire.

Avec une minutie et une rigueur exemplaire, Christian Rouaud s’est attelé à la tâche. Tout d’abord en allant plusieurs semaines sur le plateau, en 2008, pour recueillir le plus de témoignages possibles. Puis en prenant tout le temps, pendant deux ans, pour écrire un scénario de 750 pages comme pour un film de fiction. Et enfin, en retournant sur le Larzac en 2010, avec une équipe de tournage, pour capter l’émotion brute des témoins.

Ne reste plus, si l’on peut dire, qu’à ajuster le puzzle avec les plans des paysages et les images d’archives, très abondantes car les paysans eux-mêmes et les militants ont pris soin de filmer des kilomètres de pellicule. Le résultat, vous le découvrirez vous-même, est une merveille d’équilibre, une mécanique de précision entièrement au service de l’émotion, de l’énergie et de l’audace de ces gens qui ont aujourd’hui entre 65 et 80 ans et qui sont magnifiques.

C’est un film bourré d’humour, ou plus exactement dans lequel l’humour est la première étape d’un cheminement qui va aller crescendo dans l’émotion. Léon Maillé racontant la rencontre improbable entre les paysans et Lanza del Vasto, l’apôtre de la non-violence appelant à un jeûne de quinze jours, ou se souvenant de l’arrivée des hippies et leurs discussions sans fin sur les chantiers, Pierre Bruguière expliquant que la brebis peut être une arme redoutable face aux gardes mobiles, autant de scènes irrésistibles et pourtant bien réelles.

Car Tous au Larzac, et c’est sa grande force, n’est pas qu’un film sur une lutte, victorieuse celle-là, qui vengeait en quelque sorte la défaite des Lip. C’est une leçon d’histoire et de géographie on ne peut plus vivante, une leçon de cinéma aussi qui fait des emprunts au western, au film de guerre ou à la comédie. C’est un film complet capable de montrer une bergerie comme si c’était une cathédrale (dans une séquence au montage particulièrement élaboré) et de saisir l’étincelle de la révolte dans les yeux de ces femmes et de ces hommes qui nous disent qu’à cœur vaillant, rien n’est impossible.

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Christian Rouaud : « le paysage est le dixième personnage »

A l’occasion de la présentation du film en avant-première en ouverture du festival cinématographique d’automne de Gardanne, où il a obtenu le prix du public, Christian Rouaud a répondu à nos questions.

Sur l’organisation du tournage : « Quand je suis revenu sur le Larzac pour filmer les protagonistes, ils avaient oublié ce qu’ils m’avaient dit deux ans plus tôt. Ce que je voulais, c’était retrouver les émotions et les transmettre au public. Pour cela, j’ai utilisé un dispositif contraignant, car pour les entretiens je voulais un fond flou. Il fallait donc une très grosse caméra, relativement près d’eux, avec des lumières, des réflecteurs, bref un dispositif d’un film de fiction. Comme je les ai amenés sur les lieux où ils avaient vécu des moments forts, ils ont très vite oublié le dispositif. Le tournage a duré huit semaines entre juillet et septembre 2010. Ensuite, je me suis enfermé six mois avec mon fils pour le montage. Vous imaginez ? »

Sur la place du paysage : « Je voulais qu’on ait l’espace dans l’œil dès le début du film, avec ces plans de western. Dans Tous au Larzac, il y a neuf personnages qui témoignent, mais le paysage est le dixième. C’était beaucoup plus facile que sur les Lip, car là-bas, il n’y avait plus rien à filmer, tout avait disparu. »

Sur le travail avec les archives : « J’avais à disposition beaucoup de films militants de l’époque, notamment le journal de Léon Maillé, qui filmait beaucoup. Ces films circulaient d’ailleurs dans toute la France au sein des comités Larzac qui s’étaient créés pour soutenir les paysans. Il a fallu quand même retravailler quelques images pour qu’elles soient exploitables, mais dans l’ensemble elles étaient en meilleur état que les images vidéo de la télévision. Et le récit est tellement fort qu’il ne nécessite pas d’utiliser beaucoup d’archives officielles. »

Sur la victoire finale des paysans du Larzac et ses conséquences sur l’élection de Mitterrand en 1981 : « Quand il est venu sur le plateau en 1974, Mitterrand a mesuré l’impact du Larzac. Il a compris qu’il se passait quelque chose d’important et que ça pourrait lui servir. Si on compare avec les Lip, il ne faut pas oublier qu’au début, les ouvriers de Lip obtiennent une victoire absolue : l’usine devait fermer, ils la reprennent et continuent l’activité. Mais la reprise a été assassinée par un gouvernement hostile, celui de Chirac au début du septennat de Giscard. Alors que début 1981, les paysans du Larzac sont en train de perdre : après dix ans de lutte, des divisions commencent à se faire sentir, et ils n’en peuvent plus. C’est la victoire de Mitterrand qui devient aussi la leur. Après, sur cette victoire ils ont bâti quelque chose. Ils ont eu l’idée du retour de solidarité, avec les Kanaks et les Palestiniens notamment. Puis il y a eu la Confédération paysanne, le démontage du McDo et le début de l’altermondialisme. Le Larzac est toujours vivant. »