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Un pays qui se tient sage

Si l’épisode des Gilets jaunes semble loin, recouvert par la pandémie de Covid, le film de David Dufresne sert de piqûre de rappel sur la façon dont l’Etat a géré la plus grande crise sociale du 21ème siècle.

C’est le troisième volet du travail indispensable de David Dufresne, journaliste indépendant, sur la façon dont la police a géré le mouvement des Gilets Jaunes entre novembre 2018 et février 2020. Le premier volet est une longue série de signalements sur Twitter avec le hashtag #AlloPlaceBeauvau (mis en forme sur le site de Mediapart), le second est un roman, Dernière sommation (Grasset). Le troisième est donc ce documentaire qui raconte un bout d’histoire de France, quinze mois incandescents marqués par des manifestations chaque samedi et un niveau de violence policière inédit en France depuis la deuxième guerre mondiale.

Depuis, l’épidémie de Covid est passée et a recouvert cet épisode quasi insurrectionnel, qui a vu le pouvoir vaciller au bord du gouffre, d’une strate historique encore plus marquante avec, à ce jour, ses 34 000 morts et ces centaines de milliers de personnes malades, ses deux mois de confinement et l’impression d’une immense improvisation à tous les niveaux de décision de l’Etat.

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Autant dire que la sortie de Un pays qui se tient sage, fin septembre, arrive comme une piqûre de rappel : si l’on considère que le Grand débat national du printemps 2019 (qui a vite tourné à une série de monologues d’un président debout au milieu d’une assemblée de citoyens assis) n’a rien réglé, et que la Convention citoyenne pour le climat et ses 150 Français tirés au sort a vu ses propositions poubellisées avec désinvolture, le mouvement populaire repartira aussitôt la parenthèse Covid refermée, probablement avant l’élection présidentielle de 2022.

24 intervenants, un fond noir, pas de sous-titre

Comme David Dufresne ne fait rien comme tout le monde (il l’a prouvé avec Prison Valley, 2010 et Fort MacMoney, 2013), le dispositif de son documentaire est déroutant : les images d’archives, pour la plupart tournées sur smartphone au cœur des manifestations, sont vues et commentées par 24 intervenants filmés de près sur fond noir, et qui sont mis en situation de conversation, deux à deux. Enfin, aucun sous-titrage ne vient indiquer qui ils sont et quel est leur statut : on ne l’apprend qu’au moment du générique. « Si je précise que Untel est secrétaire national de Alliance Police nationale, que Unetelle est chercheuse, qu’un autre est avocat, etc., le spectateur va plaquer d’emblée ses opinions pré conçues sur la parole de l’intervenant, avant même que ce dernier ne prononce sa première phrase », explique David Dufresne. « Ça, ce n’est pas le débat. L’idée de ne pas désigner d’emblée qui parle — même si certains donnent facilement des indices sur qui ils sont — c’est de dire au spectateur : écoutez tout le monde sans préjuger, et ensuite, vous verrez qui a parlé… »

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Autre avantage du dispositif : il n’y a pas d’un côté les savants (historiens, sociologue, avocat…) et de l’autre les gens d’en bas (cariste, chauffeur routier, plombier, policier). Tous sont traités de la même façon. Ce que dit Michel Forst, rapporteur spécial des Nations Unies, a le même impact que le témoignage de Mélanie N’goyé-Gaham, travailleuse sociale. Et ce que dit Bertrand Cavallier, général de gendarmerie, est aussi important à entendre que les propos d’Alain Damasio, écrivain.

Tous ont à réfléchir sur la fameuse phrase de Max Weber, généralement citée n’importe comment, et dont le texte originel est le suivant : « l’Etat revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Or, au service de qui est la police républicaine ? Au service du peuple, ou de l’Etat ? » se demande Monique Chemillier-Gendreau, professeur de droit public. Dit autrement, « Quel ordre protège les forces de l’ordre ? » comme l’exprime l’historienne Ludivine Bantigny ?

Même pour Alliance Police, c’est inacceptable

Le montage est lui aussi cruel. C’est une chose que d’apercevoir sur un écran de téléphone, sans trop oser les regarder, les vidéos, atroces, de manifestants mutilés et hurlant de douleur. C’en est une autre de les voir sur un grand écran de cinéma. La sauvagerie policière lors de l’attaque du Burger King, le 1er décembre 2018, à Paris, éclate sans filtre à tel point que Benoît Barret, secrétaire national d’Alliance Police, cherche ses mots et finit par lâcher : « c’est inacceptable ». Ce qui n’empêche pas Emmanuel Macron de dire, le 7 mars 2019, « ne parlez pas de répression, de violences policières, c’est inacceptable dans un état de droit. »

Pour finir, Monique Chemillier-Gendreau lit le texte de Don Helder Camara sur les trois violences : « Il y a trois sortes de violence. La première est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations […] La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

On ne saurait mieux dire.