En 1997, l’OCDE se félicite de la « stabilité retrouvée » en Argentine et pointe « une certaine croissance ». « Cinq cents jours plus tard, les gens tuent des vaches dans les rues pour ne pas mourir de faim », rappelle Max Lebreton. En deux phrases est ainsi résumée la tragédie argentine, un pays riche (au niveau de la Suisse ou de l’Autriche avant guerre) saigné à blanc par la dictature, par l’affairisme et par les plans d’ajustement structurel. La valeur du peso de 1980 est ainsi divisée par cinq cent mille en 1987. Sous la présidence de Carlos Menem, les richesses du pays sont dilapidées : les traverses de rail sont vendues une à une, la compagnie d’aviation nationale est bradée pour un peso aux Espagnols d’Iberia, le pétrole, l’eau, le téléphone et le gaz sont privatisés et rachetés par des multinationales (françaises notamment).
La suite, on la connait : ce sont les émeutes de décembre 2001, la valse des chefs d’Etat et la découverte brutale de la précarité. L’Argentine, où, selon Max Lebreton, « il suffit de faire tomber une graine par terre pour qu’elle pousse », produit désormais à grande échelle du soja transgénique, lequel est exporté vers la Chine pour nourrir les porcs. C’est la version latinoaméricaine du cauchemar de Darwin...
« Sur la place de Mai, devant le palais présidentiel, il y a des manifestations tous les jours. Il parait même qu’un calendrier a été constitué, et qu’il est plein jusqu’en septembre 2009 », raconte Max Lebreton, qui évoque les entreprises reprises par leurs salariés, comme l’hôtel Bauen de Buenos Aires. « Malgré tout, l’Argentine est un pays magnifique qui mérite d’être connu et aimé. L’avenir lui appartient. »
Chavez, un drôle de putschiste
Après l’Argentine, c’est du Vénézuéla dont va parler longuement Maurice Lemoine. Rédacteur en chef du Monde diplomatique, c’est surtout un des rares journalistes spécialiste de l’Amérique latine en France [1]. « Depuis le début des années 90, dix présidents ont été virés par le peuple. Hugo Chavez, lui, est présenté en France comme un ancien putschiste. C’est vrai qu’il a fait un putsch en 1992 et qu’il a échoué. Mais il est nécessaire de revenir un peu en arrière pour bien comprendre ce qu’il s’est passé au Vénézuéla. »
Dans les années 70, après le premier choc pétrolier, l’argent coule à flot à Caracas. On estime les bénéfices du pétrole à l’équivalent de 16 plans Marshall, à tel point que la classe aisée vénézuélienne ne sait littéralement plus quoi faire de son argent, qu’elle dépense sans compter en Floride. Ce qui n’empêche pas 70% de la population de se retrouver sous le seuil de pauvreté.
« En 1989, après la chute des cours du pétrole qui a mis l’économie à genoux, le FMI impose au Vénézuéla un plan d’ajustement structurel, le premier du genre dans la région. Le 27 février, les émeutes sont réprimées si durement qu’on comptera trois mille morts, autant que pendant toute la dictature de Pinochet au Chili. C’est dans ce contexte que Chavez, alors commandant de parachutistes, tente un coup d’Etat en février 1992. » Arrêté, il revendique son geste et promet qu’il recommencera.
Mais c’est par la voie démocratique qu’il revient au pouvoir six ans plus tard, en 1998. Il est élu avec 58% des suffrages, et a remporté depuis neuf élections consécutives. Il sera à son tour victime d’un coup d’Etat en 2002. Mais si la population n’avait pas bougé dix ans plus tôt, elle soutient massivement son président avec l’aide de l’armée. Les dirigeants du patronat qui s’étaient installés à la présidence sont chassés en quatre jours.
En 2004, il est encore menacé par un référendum révocatoire. Les sondages le donnent battus avec 70% des voix contre lui. Il gagne avec 59% des suffrages. « Ce qui dérange le plus avec Chavez, c’est évidemment sa politique pétrolière. Il faut savoir que le pétrole vénézuélien met trois jours pour arriver aux Etats-Unis, contre cinq semaines pour celui du Moyen-Orient. C’est lui qui a fait remonter les prix du baril, avant la spéculation actuelle. »
Une alternative bolivarienne pour les Amériques
Chavez est également un partisan du multilatéralisme, et il noue des liens étroits avec Cuba d’abord (15 000 médecins cubains viennent soigner les pauvres au Vénézuéla, en échange d’un pétrole à bas prix) et la Bolivie plus récemment. Il perturbe la donne en Amérique du Sud en rejetant le Pacte Andin, en critiquant le Mercosur (marché commun dominé par l’Argentine et le Brésil) et en lançant le projet d’Alba, l’alternative bolivarienne pour les Amériques. Sur le plan intérieur, il lance une réforme agraire ambitieuse (que Lula ne fera pas au Brésil), il accorde des titres de propriété aux habitants des barrios, il subventionne les produits de première nécessité, il incite les agriculteurs et les pêcheurs à se regrouper en coopératives, il développe le microcrédit...
Question : les Etats-Unis vont-ils longtemps laisser se développer, dans leur zone d’influence privilégiée, des politiques à ce point antilibérales ? N’y a-t-il pas un risque de voir se répéter le drame chilien, quand Allende fut renversé le 11 septembre 1973 par un putsch soutenu par la CIA ? « Si les Etats-Unis attaquent Caracas, ils vont perdre immédiatement 15% de leurs importations de pétrole, tempère Maurice Lemoine. De plus, ils sont embourbés en Irak. Enfin, ils comptent parmi leur propre population une forte minorité latino qui commence à se faire entendre. »
Le point faible, sur lequel le gouvernement Bush pourrait être tenté de s’appuyer, c’est la Bolivie. L’Etat le plus pauvre du continent américain, dont le président Evo Morales vient de décider la prise de contrôle des ressources gazières, ne dispose pas d’une armée sûre. Le courant nationaliste est important, mais il peut basculer d’un côté comme de l’autre. Et les paramilitaires colombiens, derrière la frontière vénézuélienne, pourraient servir à déstabiliser Caracas.
Démocratie participative ou démocratie représentative ?
Enfin, mais c’est un point tout à fait intéressant, Maurice Lemoine constate qu’au Vénézuéla, la tension augmente entre la démocratie représentative (les députés, les élus locaux) et la démocratie participative (les conseils de quartier). Aux dernières législatives, au cours de laquelle les élus proches de Chavez n’ont quasiment pas fait campagne, les trois quarts des électeurs se sont abstenus. « Il faudra peut-être trente ans pour que la révolution bolivarienne fasse vraiment sentir ses effets », explique Maurice Lemoine, qui reconnaît que l’insécurité et la corruption sont loin d’avoir disparu du paysage.
Mais la leçon est importante, elle est en tout cas à méditer : dans sa forme actuelle, coupée des réalités de la population et ne rendant des comptes qu’aux échéances électorales, la démocratie représentative est en crise. Si elle veut survivre au développement de la démocratie participative, elle devra se réformer en profondeur. Là-bas, et ici.