C’est un immense monument à ciel ouvert, quarante-trois hectares de marbre, de granit et d’arbres. Depuis deux siècles, des centaines de milliers de personnes, célèbres ou pas, y ont reposé. Le Père-Lachaise est un endroit étrange, qui plonge les visiteurs dans le temps et qui les y soustrait. C’est bien sûr un hommage immobile au passé, de Molière à Montand en passant par Balzac, Guesde, Ledro-Rollin, La Fontaine, Piaf, Beaumarchais... Sur les pierres tombales qui déclinent toutes la gamme qui va du blanc au noir sont gravées des dates comme autant de parenthèses dans les deux derniers siècles. Pourtant, au bout d’un moment, la notion de temps s’efface. C’est une impression étrange que l’on peut éprouver au sortir d’une salle de cinéma, quand la lumière crue du soleil nous fait plisser les yeux et qu’on ne sait plus à quel moment de la journée on se trouve. Au Père-Lachaise, l’immensité des lieux, la hauteur des arbres et le poids des décennies de silence désorientent le visiteur. C’est une expérience hors du temps.
J’ai commencé ma visite par la tombe de celui qui n’aurait jamais dû se trouver là s’il n’avait, dans l’air glacé d’une nuit de décembre, croisé la matraque d’un policier voltigeur. Bientôt vingt ans que Malik Oussekine repose dans la division 75, le long du Chemin Bernard. Une pierre blanche ornée de deux mains de Fatima, et de ces mots terribles :
né le 16 octobre 1964
victime du 6 décembre 1986
Et dessous, en guise d’épitaphe, cette citation soixante-huitarde :
Ils pourront couper toutes les fleurs mais ils n’empêcheront pas la venue du printemps
Après Malik, je suis allé voir le mur des Fédérés. Un simple mur de clôture, impressionnant de modestie, couvert en partie de vigne vierge et sur lequel est fixée une plaque disant :
Aux morts de la commune
21 - 28 mai 1871
Sur la pelouse, un chat noir prend le soleil. Est-il anarchiste ?
En face le mur, sous un gigantesque arbre que je n’ai pas identifié mais qui était probablement déjà là en mai 1871, on trouve les tombes de l’ouvrier tableur Prudent-Devillers, de Jean-Baptiste Clément (auteur du Temps des Cerises) ou de Valery Wroblowski, général polonais de la Commune, de Paul Lafargue et de sa femme Laura Lafargue, née Marx.
Je prends la grande avenue transversale n°3 et je découvre l’incroyable monument dédié à Oscar Wilde (photo), couvert de traces de rouge à lèvres et de graffitis d’admiratrices (et d’admirateurs) :
you are my star
l’importanza di essere, oscar !
I wish yuo were here
et sur un papier quadrillé coincé par un caillou, ce mot :
for those brave enough to find the antidote for mediocrity
ce qui rend surréaliste la plaque vissée sur le socle :
la mémoire d’Oscar Wilde est à respecter. Veuillez ne pas défigurer ce tombeau. Il est protégé au titre de monument historique.
Un détour par la tombe de Guillaume Apollinaire, et déjà il est temps de redescendre jusqu’à la section 10 où repose Pierre Desproges sous une caricature dessinée ornée d’une citation de Brassens, extraite de la ballade des gens qui sont nés quelque part. Et, tout en bas, cet épigraphe ultime :
Pierre Desproges est mort, et il est enterré ici. Etonnant, non ?
J’ai eu la chance d’assister à son tout dernier spectacle, en avril 1988 à Aix. Malade, épuisé, il avait trouvé les ressources pour se produire une dernière fois avec une élégance et une tendresse dont bien peu d’humoristes sont dotés.
Il faut partir en se promettant de revenir bientôt.