A la fin du 19ème siècle, dans l’Etat du Wyoming, un syndicat d’éleveurs monte un commando de tueurs pour liquider 125 hommes placés sur une liste noire. Ces hommes, ce sont des immigrants, parlant toutes les langues du monde, une sorte de Babel fuyant la misère de l’Europe et tombant sur une misère plus grande encore. Obligés de voler du bétail pour survivre, ils seront donc éliminés, avec le soutien du gouverneur, de la chambre des représentants et du président des Etats-Unis [1].
Quand il sort en novembre 1980 cette œuvre éminemment politique (le personnage joué par Jeff Bridges s’écrie au début du film : « ça devient dangereux d’être pauvre, dans ce pays ! »), Michael Cimino reçoit une volée de bois vert sans précédent de la part de la critique, alors que le budget initial a explosé (40 millions de dollars) et que les producteurs sont sur les nerfs. Son long-métrage finira par être diffusé, mais après des coupes sauvages qui le rendent en partie hermétique, sa durée passant de 219 à 149 minutes. En 2012, l’éditeur américain Criterion a ressorti la version longue d’origine, restaurée et numérisée. Il aura donc fallu attendre trente-deux ans pour voir ce qui reste un des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Un film qui se place délibérément du côté des opprimés, à l’instar d’Howard Zinn [2]. Cimino ne cache pas les conflits de classe d’une extrême violence sur lesquels s’est construite la puissance des Etats-Unis.
<media1632|embed|center|class=shadow>Hanté par la figure du cercle qui traverse tout le film (la valse à Harvard en ouverture, la danse en patins à roulettes, l’attaque finale), la Porte du paradis ne donne évidemment que vers l’enfer, mais après une lutte acharnée des gueux qui vont faire payer très cher leur anéantissement. La mise en scène est prodigieuse de beauté et de maîtrise : Isabelle Huppert et Kris Kristofferson lancés à toute allure dans une voiture à cheval, un jeune violoniste glissant accroupi sur des patins à roulettes et accompagné par la foule, une modeste cabane criblée de balles puis incendiée au milieu de la plaine.
Il y a ainsi une demi-douzaine de scènes inoubliables qui à elles seules pourraient sauver le film si celui-ci était raté. Or il ne l’est pas, et cette version intégrale lui donne un souffle et une puissance lyrique extraordinaire. Ce n’est pas un western, non, ou alors c’est un métawestern, quelque chose de bien plus vaste et d’universel. Il donne à entendre toutes les langues (les fermiers réunis dans le dancing parlent russe, polonais, allemand, yiddish...) et donne à voir des visages épuisés par la misère, des visages d’immigrants chassés de leur terre natale et cherchant désespérément un endroit pour vivre.
On les voit d’abord arrivant, sur le toit d’un wagon noyé par la fumée de la locomotive, ou cheminant dans la poussière en trainant à la force des bras des charrettes surchargées. Puis on partage avec eux un court moment de répit, le temps d’une danse, cette fameuse scène qui fut tant reprochée à Cimino sous prétexte qu’elle ne semblait pas réaliste. Ce à quoi il a répondu :
« C’était une activité très populaire. Ils ne comprennent pas : si ces gens étaient si pauvres et si opprimés, pourquoi se permettaient-ils de danser ? Mais qu’est-ce que ces gens peuvent faire d’autre ? Ils n’ont pas l’argent nécessaire pour d’autres distractions. C’est vrai encore aujourd’hui, dans le monde entier. Dans les favelas de Rio, à la Bocca de Buenos Aires, que font les pauvres le week-end ? Ils dansent bon dieu, c’est de là que viennent ces danses, et pas des classes supérieures. J’ai été absolument stupéfait, atterré, de voir que ce genre de critique pouvait exister. Vous leur montrez des paysans du Nouveau Monde : ils demandent à les voir ramper, et non s’amuser. Vous leur montrez une classe opprimée : ils demandent à voir des gens qu’on opprime à chaque seconde du film. C’est consternant. » [3].
Un peu plus tard, dans une scène bouleversante, on fixe chaque visage pendant que James Averill leur lit les noms figurant sur la liste noire de l’association des éleveurs, leurs noms. Puis vient le temps de la révolte : puisque tout est perdu, puisqu’ils doivent mourir, autant se battre. La résignation et la peur laissent place à la colère et à la révolte, celle qui emporte tout sur son passage et qui accouche des révolutions. C’est bien de lutte des classes qu’il s’agit là, et de lutte au sens premier du terme, à coups de fusils.
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Parmi ces hommes et ces femmes (leur rôle est déterminant, contrairement aux grandes bourgeoises de la scène d’ouverture à Harvard, qui regardent les étudiants par la fenêtre), on garde longtemps en tête l’image de ce violoniste au visage adolescent. Il s’agit de David Mansfield, et ce n’est pas un acteur : c’est un musicien et compositeur, et c’est à lui, petit prodige de 23 ans, que Cimino confie la bande originale, mélange audacieux de country, de musique cajun et de valses d’Europe centrale.
L’actrice principale, Isabelle Huppert, n’a que quatre ans de plus au moment du tournage, quand il faut passer sept mois de froid et d’isolement au fin fond du Montana. Les producteurs n’en voulaient pas (ils préféraient Jane Fonda ou Diane Keaton, alors que le rôle de Kristofferson était prévu à l’origine pour Steve McQueen), elle était mauvaise en anglais, n’aimait pas danser et avait peur des chevaux. Autant dire que c’était un casting pour le moins risqué [4].
Mais c’est en prenant tous les risques et en mettant sa carrière dans la balance (alors qu’il venait d’être consacré par Voyage au bout de l’enfer) que Michael Cimino a donné naissance à un film inclassable, un chef-d’œuvre maudit enfin reconnu à sa juste valeur.