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Une histoire populaire des Etats-Unis

Femmes, esclaves, indiens, syndicalistes, déserteurs... Ils se sont battus de l’intérieur contre le système qui a fait des Etats-Unis une superpuissance. Howard Zinn raconte leur histoire.

L’EMPIRE VU D’EN BAS

C’est l’un des meilleurs livres d’histoire qui soit. Un modèle du genre, loin des manuels qui ne relatent que les conquêtes, les guerres, les grands hommes et les heures glorieuses. Car l’histoire d’un pays, c’est son peuple qui la construit, c’est lui qui la subit aussi. Howard Zinn, mort en janvier 2010, était l’un des intellectuels les plus en vue dans la gauche radicale américaine. Même s’il a écrit beaucoup ee livres et mené bien des combats, Une histoire populaire des Etats-Unis restera son chef d’œuvre, salué comme tel par Noam Chosmky. Edité pour la première fois en 1980, cet essai iconoclaste et ravageur a connu plusieurs mises à jour (1995, 1998, 1999) avant d’être traduit en français par Frédéric Cotton pour les éditions Agone, en 2002. C’était quelques mois après la plus grave attaque que les Etats-Unis aient subi en deux siècles d’histoire, et à l’époque où George W. Bush avait lancé — contre l’Afghanistan — sa fameuse guerre contre le terrorisme.

Une histoire populaire des Etats-Unis raconte, depuis 1492, l’histoire de tous ceux qui ont combattu le système de l’intérieur : Indiens, esclaves, femmes, syndicalistes, réfractaires du Vietnam… « la mémoire des Etats n’est résolument pas la nôtre », souligne Howard Zinn, en opposition à la phrase de Kissinger (« l’Histoire est la mémoire des Etats »). Partir de la Conquête de l’Amérique par les Européens n’est bien sûr pas un choix innocent : c’est la description des « débuts violents d’un système intégré de technologies, d’affaires, de politiques et de cultures qui devait dominer le monde au cours des cinq siècles suivants. » Et il n’est pas utile de forcer le trait pour trouver des parallèles frappants (à tous les sens du terme) entre ces temps lointains et les nôtres : ainsi, en 1676, quand les Puritains anglais massacrèrent les Indiens Wampanoags dans la baie du Massachusetts, « pour prévenir des agressions futures ». Une guerre préventive, donc.

Les longs et instructifs développements sur la mise en place de l’esclavage (qui accompagne le système des plantations, très gourmand en main d’œuvre) sont aussi très importants car ils expliquent comment le racisme a été cultivé et provoqué dans la jeune Amérique : la grande peur des possédants, c’était une alliance entre esclaves et Blancs misérables, alliance potentiellement incontrôlable. D’où l’émergence d’une classe moyenne et le développement d’une ségrégation visant à séparer les Noirs du reste de la population (ailleurs et en d’autres temps, on appelerait ça l’apartheid). Le récit des combats menés en commun, tout au long du 19e siècle, par des Blancs et des Noirs prouve à quel point la menace était réelle.

La conquête et son pillage systématique du Nouveau Monde avait jeté les bases du capitalisme, l’esclavage avait fourni une main d’œuvre gratuite aux Etats du sud, la guerre de Sécession allait voir l’expansion économique des Etats du nord (grâce notamment à la main d’œuvre noire à très bon marché et aux immigrants européens arrivés en masse). L’Etat allait donc donner aux entreprises géantes (les trusts) les moyens d’engranger toujours plus de profits et réprimer brutalement les mouvements sociaux naissants, ce que Zinn appelle l’autre guerre civile.

C’est d’ailleurs la guerre qui allait, pendant la première moitié du vingtième siècle, donner aux Etats-Unis le statut de superpuissance. Pourtant, là aussi, de nombreuses voix se sont élevées contre les guerres de conquête (Philippines, Cuba) ou de soutien aux alliés européens en 1917 et en 1941. Il ne faisait pas bon être pacifiste ou plaider contre la conscription en ces années-là.

L’économie de guerre (plus encore que le New Deal) avait fait sortir les Etats-Unis d’une crise dévastatrice qui avait bien failli emporter le système. C’est pourquoi, depuis la fin du deuxième conflit mondial, le budget militaire a pris une place de plus en plus grande, et avec lui la nécessité d’entretenir des conflits (Corée, Vietnam, Amérique centrale, Irak, Kosovo, Afghanistan) propres à le justifier. Zinn raconte dans le détail une période à laquelle il a activement participé, celle des mouvements d’opposition au Vietnam dans les années soixante.

Ses héros ne s’appellent pas George Washington, Abraham Lincoln ou Franklin Roosevelt, mais plutôt John Brown [1], Frederick Douglass [2], Sojourner Truth [3], Eugene Debs [4] ou Daniel Berrigan [5]. Vous ne les connaissez pas ? Normal, ils sont généralement oubliés par l’histoire officielle et par ceux qui la racontent.

C’est « une histoire irrespectueuse à l’égard des gouvernements et attentive aux mouvements de résistance populaire », comme l’explique Howard Zinn dans l’avant-dernier chapitre, intitulé l’imminente révolte de la Garde dans lequel il exprime l’espoir de voir les gardiens du système (les classes moyennes) se révolter aux côtés des prisonniers (les classes populaires). Nul ne peut dire, en 2010, alors que la crise financière fait des ravages et menace le fragile équilibre social, si cet espoir sera bientôt réalisé. En attendant, il est toujours possible (et même souhaitable) de lire Howard Zinn, tout en regrettant qu’un travail semblable n’existe pas encore sur l’histoire de France.



[11800-1859, Blanc abolitionniste au milieu du 19è siècle, mit en place une filière d’évasion vers le nord pour les esclaves. Russell Banks lui a consacré un magnifique roman, Pourfendeur de nuages.

[21818-1895, esclave évadé, il apprit seul à lire et à écrire et devint professeur, journaliste et écrivain vers la fin du 19ème siècle

[31797-1883, femme noire, esclave émancipée et militante. Quelques années après la guerre de Sécession, elle déclarait lors d’un meeting : « j’ai à peu près quatre-vingts ans et je ne vais pas tarder à quitter cette terre. J’ai été quarante ans esclave et quarante ans libre. J’aurais voulu rester encore quarante ans pour voir l’égalité des droits pour tous. » Celle-ci ne sera effective qu’un siècle plus tard.

[41855-1926, militant syndicaliste et socialiste au tournant du vingtième siècle, condamné à trois ans de prison en 1918 pour son opposition à la conscription.

[5né en 1921, jésuite qui passa à la clandestinité après s’être opposé à la guerre du Vietnam en 1967.