- Allez, les enfants, installez-vous. Ce matin, nous allons faire de l’histoire humaine.
- Oh non professeur, on préfère la physique quantique !
- Je sais, les enfants, je sais. Mais il faut suivre le programme. Vous
verrez, c’est intéressant aussi. C’est même amusant, parfois. Bien. Sortez votre récepteur universel et réglez-le sur 93.2 MhZ. Appelez le chapitre 3, celui sur le début du 21ème siècle. JRM-13, savez-vous ce que faisaient les humains vers la fin du premier tiers de leur vie, à cette époque ?
- Ils commençaient le traitement
jouvenciel, professeur.
- Mais non, SRG-08, mais non. Le traitement jouvenciel n’existait pas encore, voyons ! Il n’a été inventé qu’en 2019, je vous en ai parlé le
mois dernier. En 2004, les humains mourraient encore de vieillesse autour de quatre-vingt ans, quand ils ne tombaient pas malades avant.
- Malade ? Qu’est-ce que ça veut dire, professeur ?
- Nous en parlerons plus tard, ce n’est pas encore au programme. Disons pour faire court que c’était une attaque virale ou microbienne qui affaiblissait l’organisme. Celui-ci prenait le plus souvent le dessus, mais parfois il était débordé, et
l’humain pouvait en mourir. Mais ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui. Je reviens à ma question : que faisaient les humains vers la fin du premier tiers de leur vie, aux alentours de leur trentième année ?
- Ils se mariaient, professeur.
- C’est ça, ils se mariaient. Enfin, pas tous, mais certains pratiquaient
encore cette coutume ancestrale. Nous allons étudier un mariage type de cette époque. Prenons l’année 2004. Prenons deux individus, VLR-78 et GLS-77. Que constatez-vous ?
- L’un d’entre eux a des correcteurs optiques externes, professeur ! Ça existait encore, à cette époque ?
- Bien sûr, PTR-16. On appelait ça des lunettes. Elles n’ont disparu que vers 2030. Mais ce n’est pas le plus important. Que remarquez-vous d’autre ?
- Leur composition hormonale est différente, professeur. GLS-77 est à dominante testostérone alors que VLR-78 est à dominante œstrogène.
- Bravo, GLK-09. J’aurais préféré que tu me dises que l’un est une femme et l’autre un homme, mais tu as encore du mal avec le vocabulaire
anthropologique. A cette époque, comme depuis plusieurs millénaires, le mariage n’avait lieu qu’entre un homme et une femme. Mais c’est une année importante, puisqu’en 2004, pour la première fois en France, deux hommes se sont mariés.
- C’est quoi la France, professeur ?
- Voyons, JCQ-11, nous en avons parlé la semaine dernière en cours de géopolitique ! C’était un pays à l’ouest du continent européen, ce qui
correspond aujourd’hui à l’atlantocouchant, vous voyez ? Un pays très prétentieux, mais riche d’une longue histoire, et d’un système de valeurs plutôt avancé pour l’époque. Il a servi de modèle à l’européanisation de la deuxième moitié du vingt-et-unième siècle. Mais vous m’éloignez encore du sujet, les enfants ! Comment
définiriez-vous les candidats au mariage que nous étudions ?
Par exemple, que pouvez-vous dire de leur métier ?
- Leur métier, professeur ? Comme un métier à tisser ?
- Mais non, PTR-16, tu confonds encore les époques ! Le métier, c’était une petite partie des compétences d’une personne qu’elle échangeait volontairement contre de l’argent.
- Je sais, professeur ! C’était du troc !
- Non, professeur, pas du troc, de
l’esclavage !
- Bon, il va falloir qu’on reprenne sérieusement le vocabulaire
historique, vous mélangez tout. N’oubliez pas qu’on parle d’une époque antérieure à la Redistribution Équitable, et même au Revenu d’Existence. Je sais que c’est loin, tout ça, surtout pour vous, mais quand même, faites un effort !
Alors, PSC-15, quel était le métier de VLR-77 ?
- Je crois que c’était en rapport avec ce que vous disiez tout à l’heure,
professeur. Elle réparait les humains qui tombaient en panne...
- Pas en panne, PSC-15, malades. Qui tombaient malades. Et elle ne les réparait pas, elle les soignait.
Elle était médecin.
- Le terme exact n’est-il pas guérir, professeur ?
- Pas encore en 2004, SMT-12.
A cette époque, on disait encore
soigner. Guérir, ça viendra plus tard, quand on aura enfin une vision
globale de la personne humaine et de son environnement, vous savez,
la Vision Harmonique.
Et pour GLS-77, qui peut me dire quel était son métier ?
- C’est bizarre, professeur. D’après ce que je comprends, il travaillait sur des cybers primitifs à fonctionnement passif. Mais à quoi ça pouvait
bien servir ?
- Tu y es presque, GLK-09. Ça
s’appelait encore des ordinateurs et ça ne fonctionnait pas très bien.
Il fallait encore des humains pour les programmer, même pour des
fonctions simples. Ils n’étaient pas autoduplicables, même pas autoréparables, tu vois un peu ! Quand à leur capacité d’adaptation, elle était
proche de zéro.
Autre question,
maintenant, on avance un peu, parce que la dimension temporelle tourne et on va être en retard. Vous savez qu’en 2004, la reproduction humaine se faisait pour la plupart des cas par voie, hum, naturelle, je vous passe les détails. On disait que les enfants étaient dotés à la naissance de traits de caractère de leurs parents, on appelait ça l’hérédité. D’après vous,
si ces humains avaient des enfants, pour quoi seraient-ils doués ?
- Pour une activité physique compétitive appelée le volet-bol, professeur !
- Pas volet-bol, FRM-05, volley-ball ! Ça se prononce pareil, mais ça ne veut pas dire la même chose. Le principe, pour ceux qui ne le savent pas, est de catapulter un ballon à l’aide des mains et des avant-bras par
dessus un filet, sans que le ballon ne touche le sol. Pour quoi d’autre ?
- Pour la cybergénétique et la
thérapie moléculaire digitalisée,
professeur.
- Oui, MCH-00, mais où as-tu trouvé ça ? Je te rappelle que l’usage de la télépathie est interdit en classe. Tu n’as pas le droit de copier dans la mémoire vive des autres élèves,
et encore moins dans celle du
professeur. C’est compris ?
- Que je ne t’y reprenne plus !
- Bon, pour terminer ce cours d’histoire humaine, je vais vous parler des cinq L. Cette théorie philosophique n’est apparue qu’une cinquantaine
d’années après l’événement que nous étudions aujourd’hui, mais le
rapprochement me paraît intéressant. Parce qu’ils peuvent aider chacun de vous à grandir en sérénité et en
sagesse, parce qu’ils peuvent vous aider à aller vers l’autre sans peur et sans attente, ces cinq L sont appelés les L aimants.
Le premier, c’est la loyauté. La confiance que l’autre nous accorde est une chose tellement précieuse qu’elle devrait être entretenue comme le plus beau des trésors. Malheur à celui qui a perdu celle de ses semblables.
Le deuxième, c’est la lenteur. Vous savez, je vous l’ai appris, ce qu’a coûté aux humains la folle course à la
vitesse au vingt-et-unième siècle. Prendre le temps de faire les choses, laisser mûrir les projets, apprécier chaque heure du jour et de la nuit, se nourrir de patience.
Le troisième, c’est la légèreté. Légèreté de l’âme plus que celle du corps, légèreté de l’esprit toujours en éveil, toujours prêt à voir ce qu’il y a de drôle, de burlesque ou de surréaliste dans la réalité de l’instant. Capable de faire un pas de côté pour voir les choses sous un autre angle, un peu comme les enfants qui observent le monde à plat ventre.
Le quatrième, c’est la limite. La limite des capacités, des talents et des connaissances de chacun, la limite de ce qu’on peut vivre au sein d’une
relation. En prendre conscience, c’est déjà faire un grand pas vers la compréhension de soi et donc des autres. Il y a ce que je sais faire, ce que je peux faire, et c’est déjà beaucoup.
Voilà pour les quatre premiers. D’après vous, comment pourrions-nous qualifier le cinquième L aimant, les enfants ? Qui pourrait me dire ?
- Je sais, professeur, je sais ! C’est l’amour ! L’amour avec un grand L !
- C’est tout à fait ça, PSC-15, c’est
l’amour. Pour une fois, ta passion des vieux films t’a servi à quelque chose. Mais pas l’amour avec un grand L, l’amour avec deux petites ailes, là, dans le dos. Personne ne les voit, mais elles portent ceux qui s’aiment, elles leur permettent de se déplacer sans bruit, juste au-dessus du sol. Elles les rendent plus légers, elles les rendent plus loyaux, elles les incitent à la lenteur et leur rappellent leurs limites. Ne l’oubliez pas, les enfants. C’est tout pour ce matin.
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