22 novembre - extrait (chapitre 2)

, par Bruno

Trois mille mots pour le crime du siècle

Tout avait commencé sept mois plus tôt, en février, quand le magazine Manuscrits le contacta pour un projet d’article. Pierre aimait bien Manuscrits, et c’était réciproque. Quand son premier roman, Noces rouges, avait été enfin édité, seule la revue littéraire au titre bleu l’avait recommandé dans sa sélection du mois. On ne peut pas dire que les librairies aient été prises d’assaut, mais l’article de Christophe Salman avait fait du bien à l’écrivain débutant et lui avait donné le coup de pouce qu’il attendait pour continuer. Pierre redoutait par dessus tout les critiques négatives et il savait qu’elles avaient le pouvoir de l’achever. Bizarrement, il n’y en avait pas eu. En fait, Manuscrits avait été le seul journal à lui consacrer une demi-page, un papier de huit cents mots plutôt favorable, qui voyait en lui « un auteur original qui cherche - et trouve - le moyen d’atteindre son lecteur au-delà de l’intrigue, par l’écho de sa propre histoire ».

Ils avaient moins aimé le deuxième, Choisis ton camp, et Pierre leur donnait raison. C’était une commande qu’il avait bâclée en deux mois, et le résultat ne l’emballait pas. Il avait pourtant emballé son banquier, puisqu’il s’était vendu à quarante-cinq mille exemplaires, dix fois plus que le premier. Allez y comprendre quelque chose ! Avec cet argent, le néo-romancier à succès avait changé de voiture et soldé quelques dettes. Puis il s’était mis sérieusement au travail, pour la première fois de sa vie.

Quand L’éclipse de lune sortit, deux ans plus tard, Manuscrits y consacra un dossier de huit pages, en échange de quoi Pierre lui accorda un entretien exclusif et refusa deux émissions à la télé. L’initiative déplut fortement à son éditeur. La rumeur prétendait que ce dernier s’était fait méchamment tirer les oreilles par l’actionnaire majoritaire (un marchand d’armes de destruction plus ou moins massive, propriétaire par ailleurs la quasi-totalité des magasines littéraires concurrents) et, après trois mois de guérilla, il rompit le contrat. Pas grave. Pierre était certain d’en trouver un autre dans les semaines suivantes, et ses ventes lui donnait le droit de négocier toutes les clauses dans le détail.

Un matin de février, donc, Frédéric Fournier, le rédacteur en chef de Manuscrits, l’appela pour lui annoncer qu’il sortirait en juillet prochain un hors-série composé de douze longs articles (trois mille mots environ) commandés à douze écrivains. Le principe était simple : chaque auteur choisit un événement historique qui l’a marqué pendant son enfance ou son adolescence, et raconte comment il l’a perçu, en citant ses sources. L’événement en question pouvait être contemporain à l’auteur, mais pas forcément.

- Je prends un exemple, expliqua Fournier. Si ce qui t’a frappé quand tu avais l’âge de la communion, c’est le procès et la mort du Christ, je suis preneur. A condition que dans ton papier, tu me parles de la Bible, des péplums que tu as vu au ciné, de Fluide Glacial, etc. Si c’est plutôt Woodstock, ça marche aussi. Tu vois le genre ? T’as pas besoin d’avoir vécu ça en direct. L’important, c’est comment tu le racontes. Comment ta petite histoire s’inscrit dans la grande.

- Pour ma communion, c’est raté, mon vieux, bougonna Pierre qui sortait à peine du lit. Et si tu veux savoir, pour moi Jésus est un autonomiste palestinien avant l’heure, le reste c’est du folklore inventé par les cathos pour détourner les masses du message révolutionnaire. Quant à Woodstock, bof, j’aime bien Hendrix et à la limite Joplin, mais le reste ne m’inspire pas.

Fournier laissa échapper un soupir exaspéré.

- C’était juste des exemples ! Tu choisis ce que tu veux. Tu as une semaine pour nous faire une proposition. Après, c’est à nous de combiner tout ça pour avoir un écrivain pour chaque mois de l’année.

- Bon. Et tes délais, c’est quoi ?

- Lundi prochain, tu nous rappelles avec un événement et une date. Début mars, quand on a toutes nos réponses et qu’on a fait notre sélection, on te recontacte. Si tu es OK, tu as jusqu’à début juin pour aligner trois mille mots. Ça te va ? Début juin. Jamais Trois secondes avant la fin ne serait fini à cette date-là, mais Pierre pourrait s’octroyer un petit mois de pause et le terminer pendant l’été. De toute façon, il devait rendre le manuscrit en septembre.

- OK, vendu. Je t’appelle lundi.

En cinq mots, l’affaire était conclue et son destin scellé. Il ne finirait jamais Trois secondes avant la fin, qu’on devrait rebaptiser cent cinquante pages avant la fin. Ça figurera peut-être dans l’édition posthume de ses œuvres, qui sait ?

Il ne fallu pas longtemps à Pierre pour faire son choix. Des événements historiques qui avaient marqué son enfance, il n’en connaissait pas trente-six, et un seul l’avait hanté depuis l’âge de douze ans. De plus, le challenge l’amusait. Accrocher le lecteur à partir de sa petite mythologie personnelle ne serait pas facile. Allez savoir ce qui va toucher les gens. Parfois, vous élaborez des constructions complexes, des intrigues tortueuses, des rebondissements au millimètre et ce que retient le lecteur, c’est la petite anecdote exhumée d’un souvenir d’enfance qui vous était venue presque par hasard.

Le lundi matin, Pierre eut le temps de prendre son petit déjeuner et de faire un semblant de ménage en attendant que quelqu’un veuille bien lui répondre au journal, c’est-à-dire pas avant dix heures.

- Fred ? Salut, c’est moi. Je te rappelle pour ton hors-série de cet été. Comment ? Bien sûr que je suis d’accord. Pourquoi ? Tu en doutais ? Bon, tant mieux ! J’ai choisi le 22 novembre. Oui, c’est ça. Dallas, Dealey Plaza, midi et demi, Zapruder qui filme avec sa caméra toute neuve, le tailleur rose de Jackie, la balle magique, tout ce qui s’ensuit. Qu’est-ce que tu dis ? Bien sûr que j’y ai pensé. On en a beaucoup parlé l’an dernier ? Ah, mais attends, tu ne m’as pas demandé de faire original, que je sache. Tu voulais un événement qui a marqué mon enfance. Je t’en trouve un. Tu es preneur ? Bon. Je commence à noter des idées, et dès que tu me fais signe, je m’y mets, OK ?

Pierre n’attendit pas début mars. Il attaqua le soir même. Le 22 novembre qui sommeillait dans un coin de sa mémoire venait de se réveiller et n’allait plus le laisser en paix tant qu’il n’en n’aurait pas fait le tour. Mieux valait donc commencer tout de suite. Le romancier fit le tour des rayonnages de sa bibliothèque, posa la grosse pyramide de livres sur la table de la cuisine, souleva l’écran du iBook et commença à écrire.