Contes à rebours : Souvenez-vous Contes à rebours n°10 - texte intégral

, par Bruno

Parmi les douze nouvelles qui composent mon recueil Contes à rebours, c’est celle qui correspond au mois d’octobre. Un hommage aux cinémas de proximité et à ceux qui les font vivre, qui peut-être s’y reconnaîtront. Et bien sûr au cinéma en général, celui qui nourrit nos rêves et qui illumine nos vies.

C’est fini, cette fois, pour de bon. Marylou a laissé tomber l’idée de diffuser dans le hall la chanson d’Eddy Mitchell, La dernière séance, mais l’air lui tourne dans la tête comme un vieux vinyle rayé. Le générique est terminé, la bobine est arrivée au bout et l’unique salle du Potemkine se rallume déjà.

Voilà, c’est fini. Demain, des types viendront dévisser les sièges, d’autres démonteront le gros projecteur. Dans un mois, le petit cinéma sera démoli. Dans deux mois, on des pelleteuses creuseront les fondations d’un bâtiment flambant neuf avec double vitrage chauffage au sol panneaux solaires façade design, les deux étages seront aménagés en appartements hors de prix, enfin hors de prix pour Marylou, et le rez-de-chaussée sera partagé entre une agence immobilière et un vidéo-club.

Fin juillet, quand Bernier, le propriétaire des murs, lui a annoncé ça, à Marylou, elle a cru qu’il se moquait d’elle. Même pas, en fait. Il était sérieux. Bernier n’avait aucun humour, surtout en affaires.

— Un vidéo-club ? Elle a dit. Un vidéo-club pour que mon public loue des cassettes à la soirée et les regarde chez lui en mangeant une pizza congelée passée au micro-ondes ?

— C’est pas tout à fait ça, lui a répondu Bernier en tapotant le guichet du bout des ongles, façon de lui faire comprendre qu’elle lui faisait perdre son précieux temps. Vous savez, madame Ader, il n’y a presque plus de cassettes dans les vidéos-clubs. C’est des DVD, et on n’est pas obligé de les louer pour la soirée, y a un tarif pour trois heures seulement. Je suis sûr que ça plaira aux habitants. C’est le premier vidéo-club ici, ça manquait.

— Et le cinéma, vous croyez qu’il ne va pas manquer, peut-être ? Cinquante ans, ça fait, qu’il existe. Quand il a ouvert, vous n’étiez même pas né, Monsieur Bernier. Et c’est vous qui allez le démolir, pour y mettre un vidéo-club. Bravo, monsieur Bernier. Vous pouvez être fier de vous. Vraiment.

Qu’est-ce qu’il pouvait s’en foutre des discours de Marylou, Bernier. Lui, ce qui l’intéressait, c’est d’être tête de liste aux prochaines municipales, et ensuite, viser la députation. Pour un ministère, on verrait plus tard. En attendant, il se faisait les dents sur des opérations immobilières comme le Potemkine, entre autres.

Quand il avait acheté les murs, il y a un peu moins de trois ans, Marylou venait juste de perdre Stan, et Bernier était bien le dernier de ses soucis. Elle avait même fermé le cinéma pendant deux mois, et c’était sans doute ça qui avait donné des idées au rapace. Maintenant que le Potemkine croulait sous les dettes, il pouvait passer de la théorie à la pratique.

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Ce soir-là, ils sont combien dans la salle au parquet de bois ? Cinquante-deux places ont été vendues au guichet, dont la moitié environ à tarif réduit. Petite recette, quoi que ça fait bien longtemps que le cinéma n’avait pas connu pareille affluence. Quand elle vendait les tickets, il y a deux heures, certains lui ont dit un petit mot, bon courage pour la suite, merci pour ce que vous avez fait, c’est dommage de fermer un cinéma pareil. Bandes d’hypocrites, va. Hormis le petit carré de fidèles, les dix ou quinze qu’elle voyait toutes les semaines, qui venait encore au Potemkine ces derniers temps ? Qui ?

L’été dernier, Marylou avait eu envie de faire une expérience : aller se mettre sur le parking du Titanic, à deux mètres de l’entrée en verre fumée et regarder dans les yeux, un par un, ceux qui allaient s’installer dans les fauteuils énormes et flambant neufs du multiplexe de seize salles. Les regarder faire, ces cons, quand ils passeraient devant l’immense comptoir où ils pourraient acheter des pop-corns dans des gobelets gros comme des verres doseurs. Allez-y, séances pas chères le matin, toutes les sorties nationales, son THX surround, il faut bien ça pour couvrir les sonneries de portables et les bruits de mastication. Pour le prix, tu as même droit à un vigile de cent kilos en chemise blanche qui te regarde comme si tu allais partir avec la caisse.

Et là, ce 31 octobre, veille de la Toussaint, ces mêmes qui ont posé leurs fesses dans les fauteuils classe affaires du Titanic ont le culot de venir la voir, elle, Marylou, dans son cinéma à l’agonie. Mais qu’est-ce qu’ils veulent, bordel ? Pouvoir dire plus tard qu’ils y étaient ? Faire encadrer le dernier ticket et l’accrocher sur le manteau de la cheminée ? Voir de près sa tête à elle, des fois qu’elle se mette à pleurer devant tout le monde ? Qu’ils ne comptent pas là-dessus, elle ne craquera pas. Oh non.

Le matin même, en se levant, elle s’est d’abord dit que ce n’était pas possible, qu’elle n’y arriverait jamais, qu’il valait mieux tout laisser tomber tout de suite, allez hop, on ferme, circulez, y a plus rien à voir. Mais non, elle n’en est pas capable. Hormis après la mort de Stan, et trois semaines de fermeture annuelle, jamais elle n’a annulé de séance. C’est trop dur d’arriver devant une salle et de tomber sur un rideau métallique baissé, sur des lumières éteintes.

Alors elle a pris deux aspirines pour chasser un début de migraine qui lui mordait les tempes. Et ce soir, sans trop savoir comment, elle se retrouve là, entre l’écran et la première rangée de fauteuils, vide comme d’habitude car au Potemkine comme dans les salles moyennes on y voit mieux d’un peu plus loin. Quand les lumières se sont rallumées, personne ne s’est levé. Comme s’ils attendaient tous quelque chose. Comme s’ils n’avaient pas envie de partir. Un peu tard, les amis, un peu tard.

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Marylou sent bien cette colère qui monte en elle, qui menace d’exploser. Elle l’accueille, elle l’accepte, et à la moindre remarque à la con, elle la laissera s’échapper et se répandre. Tout ce travail, toutes ces nuits sans sommeil, tout l’amour qu’elle a mis dans cette salle, tous ce temps passé sans compter, pour en arriver là, à ce trente-et-un octobre, à ce dernier jour sans lendemain.

Qu’est-ce qu’elle va faire après, Marylou ? Elle ne restera pas là, non. Ses affaires sont prêtes, un camion viendra les chercher après-demain, 2 novembre, jour des défunts, ses affaires à elle et celles de Stan, bien sûr. Elle quittera le Potemkine à tout jamais, elle ne reviendra plus ici. La colère ne demande plus qu’à sortir maintenant, elle prend la forme de mots froids, des mots durs, de mots pic à glace, de mots scie à métaux qui mordent et qui coupent et qui blessent. Dans un instant, ceux qui sont restés vont regretter de ne pas s’être esquivés dans le noir, pendant le générique de fin.

— J’aurais aimé qu’il soit là ce soir, auprès de moi et auprès de vous. Ça aurait été moins difficile, je crois. Peut-être qu’il est là, en fait, et qu’il nous entend. On ne peut pas le savoir, mais ce n’est pas interdit d’y croire.

Les mots sont sortis tous seuls de sa bouche, sans lui demander la permission. Ça lui arrive parfois, à Marylou, enfin, surtout depuis que Stan est mort. C’est comme si elle se mettait à penser à voix haute, comme si on branchait un haut-parleur sur le fil de ses pensées et que ce qui lui passait par la tête lui sortait de la bouche. Ça ne lui plaît pas, à Marylou, après tout ses pensées n’appartiennent qu’à elle - en es-tu aussi sûre ? - et ne regardent pas les autres. Mais voilà, elles s’échappent, et une fois qu’elles sont sorties, impossible de les rattraper.

Quand Marylou est seule, ce n’est pas si grave, même si ça lui fait tout drôle de s’entendre parler à voix haute dans son appartement vide. Au moins, personne ne l’entend. Mais quand il y a du monde autour d’elle, ce que pense Marylou n’est pas toujours agréable pour les autres, pour ne pas dire que ça ne l’est jamais.

Et puis voilà qu’autre chose est sorti de sa bouche. Des mots sans haine, sans regret, des mots d’amour d’une certaine façon. Des mots que Stan aimait tant prononcer, des mots qui réchauffent, qui apaisent et qui réconcilient. Un jour, Marylou s’est dit que lorsque ses pensées sortaient toutes seules, c’était Stan qui cherchait à s’exprimer à travers elle, un mort qui utilise un vivant comme caisse de résonance pour transformer des sentiments en vibrations sonores.

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Mais ce n’était pas ça, non. Quoi, alors ? C’est en parlant avec la projectionniste stagiaire qui avait travaillé au cinéma deux mois l’an dernier (comment s’appelait-elle déjà ? Dalila ?) que Marylou semblait s’être approchée au plus près de la vérité.

— En fait, ces pensées à voix haute, comme je les appelle, elles arrivent quand quelque chose me passe par la tête et que, pour une raison ou pour une autre, je pense à Stan en même temps. Et là, tac, la tonalité de mes pensées change, c’est comme si je les voyait sous un autre angle. Comme si j’y voyait plus clair tout d’un coup.

Ce soir-là, devant la petite cinquantaine de spectateurs tassés dans les fauteuils rouges, Stan s’est brusquement intercalé dans les pensées de Marylou. Elle est là, devant cet écran qui ne projette plus que son ombre, et la voilà qui ouvre la boîte aux souvenirs. Comme ça.

— Avant que tout s’arrête, j’aimerais vous demander quelque chose. Je n’ai rien préparé, je vous assure, ça me vient juste maintenant mais il me semble que c’est important de le faire. Pour Stan et pour le Potemkine.

Dans la salle, personne ne bouge. Le silence est à peine interrompu par une toux discrète et par quelques reniflements - un rhume ou des larmes, allez savoir, les rhumes sont de saison, les larmes aussi. C’est à Marylou de parler, alors Marylou parle.

— Voilà ce que j’aimerais. C’est que ceux qui le veulent bien viennent ici, à côté de moi, et nous fassent cadeau d’un souvenir qu’ils ont de ce cinéma, ou d’ailleurs, peu importe. Une anecdote, un film que vous avez aimé, une personne que vous avez accompagnée, n’importe quoi, du moment que c’est un souvenir personnel. Si vous voulez bien, je peux commencer, ça vous mettra à l’aise.

Personne ne répond, mais des murmures approbateurs et des hochements de tête encouragent Marylou. Tant qu’il s’agit d’écouter, tout le monde est d’accord.

— C’était à la fin des années soixante-dix, début quatre-vingt peut-être. J’étais au lycée, en seconde je crois, et pour faire mon intéressante, je disais à tout le monde que rien ne me faisait peur au cinéma. Quand Alien est sorti ici, dans cette salle, j’ai dit à David, mon petit copain de l’époque, qu’il fallait qu’on y aille ensemble. Il n’était pas très chaud, je crois qu’il avait un peu peur, mais bon, il ne pouvait pas me dire non, et puis passer deux heures dans le noir près de moi, ça le tentait bien d’un autre côté. On est venu en cyclo, une vieille bécane déglinguée que David avait trafiquée et évidemment, elle nous a lâchés quand il a fallu rentrer, après la séance…

Marylou s’arrête un instant pour reprendre son souffle. Tout le monde l’écoute attentivement. Etrangement, sa rancœur et son aggressivité de tout à l’heure se sont volatilisées. Son cœur bat juste un peu trop vite.

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— A l’époque, j’habitais à trois kilomètres d’ici, sur la route de Saint-Jean. Trois kilomètres, en cyclo, ce n’est rien du tout. Mais à pied, en hiver, de nuit, et après avoir passé deux heures et demie enfermés dans le Nostromo avec une bête à mâchoire télescopique cachée dans les tuyaux de ventilation, je vous laisse imaginer l’effet que ça fait. David poussait le cyclo, qui était lourd, et le trajet nous a bien pris trois quarts d’heure. Le pire moment, c’est quand on a croisé le chat. Il est sorti d’un taillis à deux mètres devant nous, et je ne sais pas, on a dû lui faire peur, et du coup il a fait le dos rond en soufflant et crachant. Avec David et le cyclo, on s’est arrêtés net, et je m’en souviens comme si c’était hier, je lui ai dit : “ne te retourne pas, surtout ne te retourne pas. Cours !” Evidemment, il n’y avait pas d’Alien prêt à frapper dans notre dos, mais ça nous a bien fait gagner dix minutes sur le trajet…

Dans la salle, le public rit de bon cœur. Cette fois, ça y est, la boîte à souvenirs est ouverte. Elle n’est pas près d’être refermée.

Au cinquième rang à droite, une jeune femme se lève. Elle est grande, brune, les cheveux très longs. Marylou l’a déjà vue mais ne connaît pas son nom. Elle lui fait signe d’avancer, et s’assoit au premier rang pour l’écouter. Femme Brune est un peu intimidée, pas facile de parler devant cinquante personnes. Alors elle fixe Marylou dans les yeux et semble ne s’adresser qu’à elle.

— Mon souvenir le plus marquant, à moi, c’est un film que j’ai vu à l’envers. Enfin, je veux dire que j’étais derrière l’écran, c’était une projection en plein air, et comme le film était sous-titré, je voyais les lettres inversées, de droite à gauche. C’était le tout dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut, un film bizarre sur la jalousie dans le couple, et où il arrive plein de choses à Tom Cruise dans une seule nuit. Il y avait trop de monde devant l’écran, plus de place assise, et surtout il y avait des garçons que je ne voulais surtout pas voir ce soir-là. Mais le film ne passait qu’une fois et j’avais très envie de le voir, entre autres pour Tom Cruise. Il n’est pas à son avantage d’ailleurs, on voit bien qu’il est petit et qu’il se fait promener comme un pantin. Alors j’ai préféré m’installer sur un petit muret, à six ou sept mètres derrière l’écran. Evidemment, le son n’était pas très bon non plus puisque les enceintes étaient tournées de l’autre côté. Mais ça m’a fait drôle de le voir comme ça, presque clandestinement, incognito. J’avais un peu l’impression d’être de l’autre côté du miroir.

Sans même lever les yeux, Femme Brune retourne s’asseoir.

Sur la gauche, un homme aux cheveux blancs, légèrement voûté, s’est levé et se tient au dossier devant lui. Celui-là, Marylou le connaît, bien sûr. C’est l’un de ses plus fidèles clients. Félix Marsiac. Il vient presque toutes les semaines, sauf lorsqu’une mauvaise grippe le cloue au lit. Elle sait sa peine que le Potemkine disparaisse même s’il ne lui en a jamais parlé. Il ne se déplace pas jusque devant l’écran, mais sa voix est largement assez forte pour que tout le monde l’entende.

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— De mon temps, on n’allait pas au cinéma, mes parents étaient paysans, et pour eux ça ne servait à rien. C’est quand je suis parti à l’armée que j’ai commencé à voir des films, à la ville. Celui qui m’a le plus marqué, ça ne vous dira peut-être rien à vous autres, c’est la Nuit du chasseur. Une merveille, messieurs-dames. Vous auriez vu ça : Robert Mitchum avec des lettres sur ses poings, amour d’un côté, haine de l’autre. Enfin, c’était écrit en anglais, ça ne faisait que quatre lettres mais il n’en avait pas sur le pouce. Un drôle de film, vous savez, avec deux enfants qui se cachent et qui sont poursuivis par ce prêcheur criminel qui cherche l’argent que leur père a volé. Ce Mitchum, là, il n’a que le Bien et le Mal à la bouche, mais en fait il ne s’intéresse qu’aux billets de banque. Ça n’a pas beaucoup changé, depuis…

Félix Marsiac se tait quelques secondes, comme perdu dans ses pensées.

— A la fin du film, le petit garçon veut faire un cadeau de Noël à la vieille femme qui l’a recueilli, et il lui offre une simple pomme avec un petit naperon de dentelle par dessous. J’ai pleuré en voyant ça, messieurs-dames, je n’en suis pas fier, mais j’ai pleuré. C’était tellement beau.

Plus aucun bruit dans la salle. Le vieux Marsiac reste encore un instant debout, les mains crispées sur le dossier du siège devant lui. Ses yeux ne regardent rien en particulier. Il est d’une exceptionnelle dignité.

Il faut quelques secondes pour que quelqu’un se décide à prendre la suite. Là-bas, au quinzième rang, près de l’allée de gauche, un couple discute à voix basse. On dirait que la femme encourage son compagnon, lui dit qu’il ne risque rien, qu’il doit y aller. L’homme hésite, semble renoncer, puis finalement se lève et marche d’un pas hésitant jusqu’à Marylou. Elle ne le connaît pas, mais après tout, elle n’a pas la prétention de connaître tout le monde, la population est en train de changer dans la vallée, des couples venus de la ville s’installent en amenant avec eux leurs habitudes, leurs envies et leurs manières.

Celui-là est très grand, plutôt mince, sûrement pas loin de deux mètres. Le poil noir, les sourcils épais. Le genre velu du torse, imagine Marylou qui n’a plus fait l’amour depuis la mort de Stan, et qui n’est pas sûre de le refaire un jour. Quel âge a-t-il ? Autour de la quarantaine, sans doute. On dirait un instit, à la rigueur un prof de lettres.

— Mon souvenir le plus fort, et qui me restera toujours, c’est un film qui me rappelle quelqu’un qui n’est plus là. A chaque fois que je pense à elle, je vois des images du film, je n’y peux rien. La double vie de Véronique, je l’ai vu en salle avec Tania, c’est un film qu’on a tellement aimé, tous les deux. On est retourné le voir deux fois, et quand on sortait de la salle, on était bouleversés, c’est une histoire tellement belle sur les fantômes qui nous soutiennent, ces parties de nous-mêmes disparues mais qui vivent encore d’une certaine manière. L’essentiel, dans le film, est justement ce qui ne se voit pas et qui relie Véronique la Française et Weronika la Polonaise. Avec Tania, ce lien, on le sentait de la même façon, c’était, comment dire, une complicité silencieuse et profonde…

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Double Mètre cherche ses mots, il se passe la main dans les cheveux en un geste étrange, à la fois doux et maladroit. Il respire un grand coup, et poursuit.

— Tania est morte deux mois plus tard. Les freins de sa voiture ont lâché sur une route de montagne, et notre histoire s’est arrêtée là. Ça fait quinze ans maintenant, j’ai refait ma vie depuis si tant est qu’on puisse refaire sa vie après ça, mais entre elle et moi il y aura toujours ce film. Tous les ans, le 12 juillet, je le revois, et à chaque fois j’ai l’impression qu’elle est là, à côté de moi. Voilà, c’est tout.

Cette fois, c’est Marylou qui a dû mal à refouler ses larmes. Elle a tort d’essayer, d’ailleurs, du coup, car les larmes finissent par déborder, glisser le long de ses joues et tomber sur ses épaules. Pas de sanglots, non, juste un trop plein qui s’évacue. Cette nuit d’adieux est peuplée de fantômes où se croisent les acteurs disparus et les êtres chers absents. Double Mètre est retourné se rassoir et sa compagne, si c’est bien sa compagne, l’enlace tendrement pendant qu’il cache sa tête contre son épaule.

Celle qui s’approche ensuite doit bien avoir la cinquantaine. Elle est petite, plutôt ronde, et derrière ses lunettes rectangulaires, ses yeux semblent considérer le monde autour avec amusement, comme si tout ça n’était qu’un jeu. Si c’est un jeu, alors non seulement on ne connaît pas les règles, mais en plus il n’est pas drôle, pense Marylou.

— Moi, j’aurais envie de vous parler d’un film qui a changé ma vie. Bon, changé ma vie, c’est sans doute un peu prétentieux, alors disons qui a changé ma façon de voir la vie, voilà, c’est plutôt ça. C’était il y a un peu moins de vingt ans. A l’époque, je travaillais dans l’immobilier, je gagnais très bien ma vie, vous pouvez me croire.

Marylou, qui s’est assise au premier rang, sent son dos se raidir. Voilà à qui elle lui faisait penser, à l’instant : à Bernier, bien sûr. Au Charognard. A celui qui vous regarde sortir vos pauvres arguments avec un petit sourire qui ne vous laisse aucun espoir. Son antipathie spontanée vient de trouver une nourriture et se jette dessus avec voracité.

— Et puis j’ai vu l’affiche de ce film qui passait ici, L’homme qui plantait des arbres, d’après une nouvelle de Giono. Giono, je connaissais un peu, je l’avais étudié au lycée, mais je n’avais pas lu cette histoire. Cette semaine-là, je gardais ma petite cousine qui était en vacances chez moi, et elle voulait à toutes fins que je l’amène au cinéma. Elle avait six ou sept ans, je crois. Enfin, bref, on est venues toutes les deux un mercredi après-midi où il faisait un temps épouvantable, de la pluie, du vent, un ciel complètement bouché.

Voilà qu’elle va nous faire la météo, en plus, rumine Marylou recroquevillée dans son fauteuil comme si elle allait bondir d’un instant à l’autre. Tu ne peux pas t’empêcher de te prendre pour le centre du monde, c’est ça ?

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— Je m’en souviens très bien, on s’était installées au dernier rang pour être un peu en hauteur, à cause de la petite taille de Mélanie. Et là, on a vu sur l’écran comme des tableaux animés, une explosion de couleurs. Ma cousine n’avait jamais vu ça, moi non plus d’ailleurs. On se retrouvait plongées tout d’un coup dans une sorte de vibration de la nature, le bruit des pas sur les pierres, la plainte du vent dans les arbres morts, le gargouillis de l’eau dans un pli de terrain. Et on suivait l’histoire d’Elzéard Bouffier comme si c’était la première histoire qu’on nous avait racontée. Cet homme dont la vie consistait, quoi qu’il arrive autour de lui, à planter des centaines, des milliers d’arbres, c’était la plus belle histoire qu’on ait jamais vue.

Dans son fauteuil, Marylou se détend un peu. Combien de fois elle l’a diffusé, ce film, depuis qu’elle a repris le cinéma avec Stan ? Pas tous les ans, mais presque. Combien d’enfants l’ont vu ici-même, dans cette salle ? Des centaines, sans doute plus de mille. Oh oui, plus de mille. Combien de fois s’est-elle dit, Marylou, qu’en leur projetant L’homme qui plantait des arbres, elle aussi semait dans le cœur et dans la tête de ces enfants des graines qui pousseraient peut-être ? A chaque fois, bien sûr. A chaque fois. Elle a même fait venir Frédéric Back pour qu’il explique sa façon de travailler, sa manière de dessiner les mots de Giono.

— Après ce film, ma vie a pris la tangente. Je ne voulais plus travailler dans l’immobilier, ce travail me dégoûtait, il me fatiguait, il ne m’apportait plus rien. J’ai démissionné, j’ai même divorcé, enfin, ça c’est ma vie, je ne vais pas vous embêter avec. J’ai fait la connaissance d’une femme qui rêvait de créer une ferme pédagogique mais qui n’avait pas d’argent. De l’argent, je n’en manquais pas, même si je ne savais pas vraiment quoi en faire. Alors, on s’est lancée, toutes les deux. On a acheté trente hectares de terres à l’abandon, et on a fait comme Elzéard Bouffier. On a planté. Et ça a poussé. Jamais je ne me suis sentie aussi utile de toute ma vie. J’apprends tous les jours, et je transmets. Comme Giono avec son histoire, comme Frédéric Back avec son film. Et comme la dame du cinéma, que je ne connais pas mais que je voudrais remercier.

Alors Marylou se lève, non pas qu’elle l’ai décidé, mais elle se lève quand même. Et la quinquagénaire la prend par les bras et l’embrasse, et elle lui glisse à l’oreille “Merci pour ce soir”, et elle la serre contre elle, et elle finit par la lâcher.

C’est alors que les applaudissements commencent. D’abord un ou deux, puis cinq, dix, vingt, et tout le monde s’y met, cinquante personnes qui tapent dans les mains, ça fait du bruit quand même. Ça fait aussi du bruit à l’intérieur de Marylou. Elle sent maintenant la présence de Stan, il est là, c’est sûr, pas dans un endroit précis mais il est là, il est près d’elle, il est fier d’elle, et la voilà qui frissonne en sentant cet amour qui la traverse de part en part.

Le tissu rouge des fauteuils, le halo jaune des lampes, le gris patiné du parquet de bois, tout se brouille, tout flotte et tangue et penche avant qu’un voile noir ne tombe devant les yeux de Marylou.