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22 novembre - extraits (chapitre 6)

un homme en costume noir accroupi dans la fusillade

Depuis son retour du Texas, une question revenait régulièrement dans l’esprit de Pierre, une question qu’il sentait importante mais à laquelle il n’arrivait pas à répondre. Que se serait-il passé si Yves Thomas ne s’était pas trouvé dans la salle de lecture de la bibliothèque universitaire du Texas, cet après-midi-là ? Ou s’il en était parti un quart d’heure avant leur arrivée, ou s’il n’y était arrivé qu’une heure après leur départ. L’auraient-ils rencontré un jour ? Peut-être, puisque ils avaient un nom. Dénicher un Belge appelé Yves Thomas dans les deux millions d’habitants de l’agglomération Dallas-Fort Worth n’aurait certes pas été facile, mais c’était jouable.

La vraie bifurcation qui avait donné à Pierre l’entrée de ce labyrinthe fatal, c’est un peu plus tôt qu’elle s’était présentée. S’ils n’avaient pas croisé Claire Wilson au Sixth Floor Museum, où elle n’avait jamais mis les pieds avant ce lundi-là, ou si elle n’avait pas lu les romans de Pierre, jamais ils n’auraient rencontré Yves Thomas et jamais ils ne se seraient trouvés sur la piste de Jonathan Zimmerman. Il ne faut pas grand chose pour changer le cours d’une vie. Que celle de Pierre ait basculé au cinquième étage du dépôt de livres scolaires, à quelques mètres à peine où Lee Harvey Oswald avait pris place quelques quatorze mille jours plus tôt, lui semblait à la fois étrange et terrifiant, comme si l’endroit lui avait jeté un sort.

Repérer un septuagénaire chauve avec une écharpe rouge dans une bibliothèque universitaire n’avait rien d’insurmontable. Il fallut à Hélène et Pierre moins de deux minutes pour apercevoir Yves Thomas, le nez penché sur des archives reliées et numérotées. Un des vingt-six volumes d’annexes du rapport de la commission Warren. Il avait l’air si absorbé par sa recherche que les visiteurs auraient sans hésiter parié qu’il ne les avait pas entendu venir. Ils auraient perdu. Alors qu’ils étaient à deux mètres de lui, hésitant sur la manière à employer pour l’aborder, le chauve les interpella sans même lever les yeux de ses archives.

- Asseyez-vous. Je vous attendais.

Ça commençait bien. Hélène chercha quelque chose à répondre à ça, mais pour une fois ne trouva rien, un peu comme un esprit fort qui cherche à découvrir l’escamotage du magicien et qui se fait quand même bluffer. Pierre marqua un temps d’hésitation, se demandant si c’était bien à eux que le vieux s’adressait, mais à qui d’autre ? La salle de lecture était plus grande qu’un hall de gare, et il n’y avait personne à moins de vingt mètres de la table d’Yves Thomas. Comme s’il avait pris soin de faire le vide avant de s’installer. Ou comme si personne n’avait cru bon de s’asseoir trop près de lui. En plus, il s’était exprimé en français, sans accent particulier.

Hélène tira doucement une chaise recouverte de tissu bleu et s’installa à l’angle de la table de travail. Pierre s’approcha de lui mais resta debout.

- Vous êtes bien M. Thomas ? Yves Thomas ? Comment saviez-vous que nous allions venir ?

Comme à regret, le chauve leva enfin ses yeux vers l’écrivain. Quelque chose en lui semblait anormal, mais Pierre n’aurait pas su dire quoi. Un petit détail qui clochait, peut-être sans importance, allez savoir. Sa voix était cassante, celle d’un professeur d’université un peu hautain, ou d’un chef d’entreprise qui demande des comptes à ses cadres. Mais dans ses yeux noirs brillait quelque chose de malicieux, de juvénile. On lui donnait bien quinze ans de moins. C’est parce qu’il n’a plus de cheveux, se dit Pierre. Difficile de donner un âge à un chauve. Mais il n’y avait pas que ça. C’était en rapport avec ma première impression, quelque chose qui n’allait pas dans le tableau. Mais quoi ?

- Ça fait deux questions à la fois, jeune homme. Et je vous avais demandé de vous asseoir.

Pierre avait toujours eu du mal avec les ordres. Petit, il n’aimait pas ça, et ça lui avait valu beaucoup d’ennuis, notamment à l’école. Mais c’était une question d’amour-propre. Et ça ne s’arrangeait pas en vieillissant.

Encore une fois, c’est Hélène qui reprit la situation en main.

- Nous ne nous sommes pas présentés, M. Thomas. Je suis Hélène Vigo, marchand d’art à Santa Fe. Et voici un ami...

Elle hésita un peu, se souvenant de l’épisode du restaurant. Et décida de ne pas utiliser son nom d’écrivain. Pour brouiller les pistes, peut-être. Ou pour ne pas cacher la vérité à un type qui avait l’air au courant de tout.

- Pierre Sorensen, poursuivit-elle. Nous sommes Français. C’est une Française de l’université qui nous a parlé de vous.

- Claire Wilson, compléta l’homme sans cesser de fixer Pierre, comme s’il le jaugeait pour deviner ce qu’il avait dans le ventre. Une jeune femme brillante. Un peu timide, mais brillante. C’est moi qui ai obtenu sa titularisation ici. Elle ne le sait pas.

Yves Thomas replongea brusquement dans ses archives. Dès qu’il ne le regarda plus, Pierre s’assit.

- Il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas, jeunes gens. Vous apprendrez ça vous-mêmes, plus tard. Vieillir, c’est accepter que presque tout nous échappe. Merci de vous être assis, monsieur Verlad.

Faste journée : deux personnes rencontrées, deux lecteurs ! Il avait fallu que je fasse huit mille kilomètres pour que ça m’arrive. Pourtant, si Pierre était certain que Claire avait lu ses romans, il se demandait d’où Yves Thomas tenait toutes ses informations. Il donnait la désagréable impression d’avoir deux ou trois coups d’avance sur vous. Plutôt trois que deux, d’ailleurs.

- Croyez-vous que je puisse vous faire confiance, madame Vigo ? reprit Echarpe rouge.

Hélène sourit. Visiblement, elle s’amusait bien. Et il lui en fallait plus que ça pour la déstabiliser.

- Ce n’est pas à moi à vous le dire, Monsieur Thomas. Et si vous nous attendiez, c’était sûrement que vous aviez une bonne raison de le faire. Non ?

Une mimique de satisfaction traversa fugitivement le visage de l’homme. Un prof qui vient d’entendre une bonne réponse. Il va lui mettre un dix-sept sur vingt, tu vas voir.

- Je cherche la trace de Jonathan Zimmerman. Là-dedans.

Il appuya l’index sur la page du rapport de la commission Warren ouvert devant lui.

- Et je ne la trouve pas.

Il attend qu’on lui demande qui est Jonathan Zimmerman. Un petit jeu de questions-réponses, c’est ça qu’il veut. Ce type devenait sérieusement agaçant. Pierre ne lui posa pas la question qu’il attendait. Hélène non plus. Quelques secondes de silence passèrent. Le chauve finit par lâcher le morceau, comme à regret.

- Jonathan Zimmerman est un conseiller de Bush. L’aile droite du parti républicain. Les faucons. Il l’a convaincu d’attaquer l’Irak.

Yves Thomas pris un crayon gris et nota sur son calepin le numéro de la page qu’il était en train de lire. Puis il referma le volume 26 d’un claquement sec.

- Et quel rapport avec la commission Warren ? La question échappa à Pierre. Il ne voulait pourtant pas lui faire ce plaisir, il avait envie de le laisser parler, distiller ses informations au goutte-à-goutte, sans entrer dans son jeu. Trop tard.

- Nous y voilà, fit le vieux d’un air satisfait. Cette affaire vous intéresse, il me semble. Et en effet, elle est passionnante. A mon tour de vous poser une question, M. Verlad. A votre avis, Lee Harvey Oswald a-t-il tué le président ?

Pierre s’attendait à tout sauf à ça. Quelle importance ?

- Non, bien sûr. Ce n’est pas lui. Il a été utilisé. Et quand il a menacé de parler, il a été abattu. Mais ce n’est pas lui.

Yves Thomas le dévisagea longuement. Il semblait avoir oublié jusqu’à la présence de Hélène, qui retenait son souffle.

- Méfiez-vous de ce qui paraît évident, jeune homme. Vous êtes romancier, vous avez un certain talent, et vous n’ignorez pas à quel point il est facile de transformer la réalité, d’embarquer le lecteur sur des fausses pistes. Pourquoi êtes-vous si sûr de ça ?

Pierre posa la main sur le gros volume relié de beige.

- Ce truc-là est un tissu de mensonges, du début jusqu’à la fin. Il ne cherche pas la vérité, il s’efforce de justifier la culpabilité d’Oswald. Quitte à se démentir. Et ce truc-là a été rédigé à la demande du président des Etats-Unis. Un Texan.

Thomas laissa entendre un petit rire sec.

- Vous avez quelque chose contre les Texans ? Nous en avons un beau spécimen, à la Maison Blanche en ce moment. A la tête des Forces du Bien. Vous n’avez pas remarqué à quel point le monde est plus sûr depuis qu’il est parti en croisade ? Allons, je vous comprends. Vous autres les Français, vous êtes de mauvaise foi. Vous n’avez pas de foi du tout, d’ailleurs.

Puis, redevenant sérieux, il soupesa le tome 26, comme s’il cherchait à évaluer la part de vérité qu’il contenait.

- Ce que vous dites est juste, mais c’est un peu... léger. Nous sommes nombreux à croire qu’Oswald n’est pas l’assassin, qu’il faisait partie d’un complot. Mais après ? Il manque des maillons dans cette histoire, M. Verlad. Et ces maillons, je les cherche. L’un d’eux s’appelle Jonathan Zimmerman.

- Celui qui est pour la guerre en Irak ? intervint Hélène. Mais quel âge a-t-il ? Dallas, c’est loin maintenant, bientôt quarante ans...

- Loin pour vous qui êtes jeune, madame, répondit le Belge avec de la galanterie dans la voix. J’ai soixante-quinze ans. Zimmerman, soixante-huit. Et le 22 novembre 1963, j’étais à Dallas, sur la pelouse de Dealey Plaza. Lui aussi, était à Dallas. Sur le trottoir d’en face. Je l’ai vu.

Son regard se perdit sur un point indéterminé, loin derrière eux. Au-delà des murs de la bibliothèque universitaire, du campus verdoyant et de ce vingt-et-unième siècle qui commençait aussi mal que le précédent avait fini. Son regard descendait Main Street par une journée de novembre anormalement chaude. Il était jeune encore, vigoureux et droit, probablement un début de calvitie, mais sûrement pas d’écharpe rouge. Il voulait voir passer le Président et Jackie, mais les trottoirs de l’avenue principale étaient bondés sur quatre rangées et son mètre soixante-huit ne lui laissait guère de chance d’apercevoir quoi que ce soit. Alors il était descendu sur Dealey, sur la pelouse qui descendait au pont de chemin de fer. Là, il y avait moins de monde, c’était la fin du parcours en centre-ville. Etrangement, il n’y avait pas de flics non plus. C’était presque trop calme.

- Quand les motos de l’escorte sont arrivées, les gens se sont approchées de la route pour mieux voir. Une première limousine est passée. La voiture du président était la deuxième du cortège. En face de l’endroit où je me trouvais, de l’autre côté d’Elm Street, c’était ce qu’on appelle le Grassy Knoll. Un monticule herbeux, un talus. Sur ce talus, il y avait un type en costume noir. Pendant les deux minutes qui ont suivi, je ne l’ai pas quitté des yeux.

- Pourquoi ? L’interrompit Pierre. Qu’est-ce qu’il avait de particulier ? Il tenait un écriteau avec écrit dessus « Je vais descendre Kennedy » ?

Le vieux le foudroya du regard. Immédiatement, l’écrivain baissa les yeux comme un gamin pris en faute. Certaines personnes, comme ça, ont une autorité naturelle contre laquelle on ne peut pas résister, à six ans comme à quarante.

- Il tournait le dos à la rue. Il regardait vers la barrière en bois en haut du talus. Au début j’ai cru que c’était un homme du Secret Service. Mais son attitude était bizarre. Tout le monde attendait le cortège, cherchait à apercevoir le président et Jackie, et lui s’en désintéressait complètement. Et quand la Lincoln du président est arrivée, j’ai continué à le regarder. Il était toujours tourné vers la barrière. Juste avant le premier tir, il s’est accroupi. Comme s’il avait un lacet de chaussure défait. Et quand les autres tirs ont claqué, il est resté comme ça.

- J’ai lu que des types se sont jetés à terre, affolés par la fusillade. Qu’est-ce que ça avait de si étonnant ?

- Vous n’avez pas bien écouté ce que je viens de dire, M. Verlad. Si vous n’êtes pas plus attentif que ça, vous n’allez rien comprendre. Zimmerman s’est accroupi avant le premier tir, celui qui est venu du dépôt de livres. Et il ne s’est redressé qu’après le dernier tir, celui qui a touché Kennedy en pleine tête et qui est parti juste derrière l’endroit où se trouvait Zimmerman. Comme si c’était lui qui devait donner le signal. Et comme s’il savait que c’était terminé. Les autres, ceux dont vous avez parlé, se sont jetés à terre après les deux premiers tirs, quand il paraissait évident que ce ne n’était pas simplement un pétard qui avait éclaté. Et ils y sont restés bien vingt secondes après le dernier, parce qu’ils ne savaient pas quand ça allait s’arrêter. Ils avaient peur, bon sang, vous avez déjà été pris dans une fusillade, monsieur Verlad ? Des détonations qui déchirent l’air comme au feu d’artifice, des cris de panique, des projectiles qui ricochent autour de vous...
Dans ces cas-là, on ne pense qu’à une chose, sauver sa peau. Plus de dignité, plus de grands principes. L’adrénaline augmente votre rythme cardiaque, vos pupilles se dilatent, votre attention est maximale. On peut appeler ça l’instinct de survie. Zimmerman, il était simplement accroupi. Quand il s’est relevé, il a attendu sur place que l’agitation retombe un peu. Et il est parti, tranquillement. S’il était vraiment du Secret service, si sa mission était de surveiller le public pour assurer la sécurité du Président, jamais il n’aurait fait une chose pareille. Des dizaines de gens couraient vers le talus d’où des coups de feu semblaient être partis, d’autres suivaient des policiers qui entraient dans le dépôt de livres, et lui il a traversé Elm Street dans la direction opposée.

- Comment pouvez-vous savoir que c’était Zimmerman ? demanda Hélène, après s’être assurée qu’il avait fini.

- Je l’avais rencontré quelques mois plus tôt, pendant l’été, dans le cadre de mon... disons mon travail. A la Nouvelle-Orleans. Et quand il a quitté Dealey Plaza, il est passé à trois mètres de moi, pas plus. Je suis certain que c’est lui. Un type comme lui, on ne l’oublie pas. Mais lui ne m’a pas reconnu, du moins je ne crois pas. Sinon je ne serais pas là pour vous en parler. Je portais des lunettes noires ce jour-là, et la veille j’étais allé chez le coiffeur qui m’avais coupé les cheveux en brosse, à trois millimètres du cuir chevelu. Un désastre, fit-il en souriant. Ma propre mère, Dieu ait son âme, ne m’aurait pas reconnue.

- Et vous cherchez quoi, là-dedans ? fit Pierre en montrant les archives entre ses bras.

- Tous les témoins présents ce jour-là ont été auditionnés par le FBI ou par le DPD, la police de Dallas. Enfin, presque tous. Il en manque quelques-uns. Et Zimmerman n’y est pas, bien entendu.

Une question brûla les lèvres du romancier, mais Hélène parla avant lui et il perdit le fil.

- Et vous ? Ils vous ont interrogé ? Votre témoignage est là-dedans ?

Bonne question. Je n’y avais pas pensé, mais c’est bien vu.

Le vieux fixa longuement Hélène, comme s’il pesait le pour et le contre. Apparemment, il n’aimait pas perdre la maîtrise de la discussion.

- Oui et non. Je veux dire oui, ils m’ont interrogé. Et non, ce n’est pas là-dedans. Disons que je fais partie de ceux dont le témoignage n’a pas été jugé digne de figurer dans le rapport de la commission Warren.

Puis il se tut. Contentez-vous de ça, jeunes gens. Vous n’en saurez pas plus. Qu’avait-il dit au FBI ? Qu’il avait vu un coup de feu partir du Grassy Knoll ? Qu’il avait repéré le manège suspect de Zimmerman ? Pierre aurait parié que non. Il se demandait même de quel côté le Belge se trouvait lors de ces fameux interrogatoires. Un silence gêné s’installa. Parce qu’il fallait bien dire quelque chose, et parce que l’attitude d’Yves Thomas commençait à l’agacer sérieusement, Pierre repoussa la chaise en faisant mine de se lever et lança :

- Qu’attendez-vous de nous exactement, monsieur Thomas ? Vous avez quelque chose à nous révéler ?

Comme s’il approuvait le geste, le vieux se leva à son tour, plus rapidement qu’on ne l’aurait cru chez un septuagénaire.

- Il y a un très beau parc derrière ce bâtiment. Que diriez-vous d’une petite promenade tant qu’il fait encore bon dehors ?