22 novembre - extrait (chapitre 5)

, par Bruno

Sur Dealey Plaza

L’Airbus d’Air France décolla de Roissy le vendredi suivant à 13h30. Changement à l’aéroport Hartsfield, d’Atlanta, la ville de Coca-Cola, d’Autant en emporte le vent et des JO de 1996, et arrivée à Albuquerque, Nouveau-Mexique à 20h20. Quatorze heures et cinquante minutes de voyage. Ce jour-là, chaque tour de cadran passée dans la carlingue ne comptait que trente minutes, puisque si pour l’horloge interne de Pierre il était un peu plus de quatre heures du matin, au Texas la soirée commençait à peine. Question absurde : quel âge a un pilote de ligne qui fait régulièrement le trajet entre l’Europe et l’Amérique du nord ? Et mieux encore, sur quel calendrier virtuel est calé celui qui pilote un long courrier entre l’Amérique du Nord et l’Asie, franchissant la ligne de changement de date à chaque voyage ?

Logiquement, se dit Pierre en survolant l’Atlantique, tout ça devait s’équilibrer entre les allers, où les journées sont plus longues, et les retours, où elles sont amputées. Mais quand même. De la même façon qu’en sport, une erreur d’arbitrage en faveur des bleus n’annule pas l’erreur précédente qui avait profité aux blancs, les heures gagnées un jour ne sont pas celles perdues la semaine suivante. Pour les humains, songeait Pierre, c’était un problème relativement récent dans l’Histoire : les voyages se multipliaient, sur des distances de plus en plus longues avec des durées de plus en plus courtes. Combien de temps avait mis Christophe Colomb pour traverser l’Atlantique ? Soixante-dix jours, avant de toucher la côte des Bahamas. Aujourd’hui, le même trajet se faisait en moins de huit heures. Comme si la Terre s’était mise à tourner de plus en plus vite, telle une toupie incontrôlable.

Pierre s’arracha au sommeil quelques minutes avant l’atterrissage et quand Hélène le retrouva dans le terminal 1, il ne savait plus trop où il était : ces aéroports internationaux se ressemblent tous, et le décalage horaire ne facilite pas la lucidité. Elle était habillée d’un jean coûteux qui moulait ses longues jambes, d’un chemisier blanc et d’une veste de cachemire bleue. Avec ses cheveux d’un noir profond plus longs que dans son souvenir, elle ressemblait vaguement à cette actrice galloise avec un drôle de nom et une dégaine latino. Comment, déjà ? Ah oui, Zeta-Jones. Catherine Zeta-Jones. Et toi, tu n’as rien à voir avec Michael Douglas, mon pauvre vieux.

Elle le prit dans ses bras comme un vieil ami, en un geste chargé de tendresse mais dépourvu de sensualité. Ce n’était sans doute pas plus mal. De toute façon, Pierre n’était pas en état de jouer les romantiques. Il avait plutôt l’impression de flotter dans du brouillard épais qui étouffait les sons et délavait les couleurs. Il récupéra sa valise, monta dans le pick-up truck noir et passa l’heure qui suivit pour rejoindre Santa Fe dans un demi-sommeil pâteux, hypnotisé par les lumières vertes du tableau de bord. A des centaines de kilomètres de là, semblait-il, Hélène lui parla de son magasin, de l’argent qu’elle avait gagné, de sa nouvelle maison à deux millions de dollars, de ses clients qui venaient de plus en plus de l’étranger, des Russes et des Chinois pleins aux as. Pas de petit ami en vue, apparemment, mais Pierre était si fatigué qu’elle aurait aussi bien pu lui annoncer qu’elle avait trois enfants de trois pères différents.

Evidemment, il se réveilla bien avant l’aube le lendemain. Un terrible mal de tête s’était installé entre ses tempes et il décida que prendre l’air ne lui ferait que du bien. Le froid était vif à cette altitude, deux mille cent mètres tout de même. Les étoiles scintillaient dans l’air transparent, concurrencées par l’éclairage brutal de l’agglomération. De la terrasse, on voyait au loin la vieille ville qui méritait bien ce titre, puisqu’elle allait bientôt fêter ses quatre siècles d’histoire. Banal à l’échelle européenne. Ici, quatre cents ans renvoyaient en quelque sorte à l’antiquité, pour ne pas dire au jardin d’Eden, avant que les Blancs n’entreprennent de dévaster l’Amérique.

Quand Hélène se leva, trois heures plus tard, Pierre avait défait sa valise et rangeait ses affaires dans la chambre d’amis. Il posa son iBook sur une table de bois devant une fenêtre donnant sur les montagnes Sangre de Cristo, le brancha sur le secteur et relu ses notes. Tout ne figurait pas dans l’article pour Manuscrits. Il avait notamment découvert sur Internet des sites remarquablement documentés dans lesquels on pouvait lire des extraits du rapport de la commission Warren, revoir image par image le film de Zapruder ou découvrir des dizaines de photos prises par d’autres témoins ce jour-là. L’ensemble constituait assez d’éléments pour évaluer toutes les hypothèses, celles du complot ou celles défendant les conclusions de la commission.

- Je vois que tu travailles avec du matériel de pointe, fit Hélène en s’appuyant sur le dossier de sa chaise et en caressant de l’index les courbes du portable. Beau jouet... Bien dormi ? Bof ? Normal, après une journée pareille. Il te faudra une semaine pour digérer le décalage horaire. Mais je te conseille de te caler rapidement sur notre rythme d’ici.
- Tant que tu ne me forces pas à manger des œufs et du bacon au petit déjeuner, ça ira, miss Nouveau-Mexique. Quel est le programme ?
- Pour aujourd’hui, je te propose de récupérer tranquillement. On pourra aller faire un tour en ville cet après-midi, après que tu aies fait la sieste. Parce que vu à l’heure où tu t’es levé, je prends les paris qu’à deux heures tu seras KO pour le compte.
- On verra. Je suis plus résistant que tu le crois, tu sais. La sieste, je n’ai jamais aimé ça. Quand je me réveille, je suis encore plus mal qu’avant de m’endormir. L’estomac barbouillé, une migraine tenace et les jambes en coton. Je préfère éviter.

Pierre se retourna pour suivre Hélène du regard. Elle avait les mêmes jeans que la veille, et un pull blanc qui lui descendait sur les cuisses. L’ensemble lui allait à merveille et lui donnait une silhouette bien plus jeune que ses 38 ans. Bon sang, ça n’allait pas être simple... Avant d’arriver, il avait vaguement espéré qu’elle soit moins attirante qu’avant, un peu plus, comment dire, affadie. Tout faux. Elle semblait au contraire plus sûre d’elle, plus directe. Une femme dans la plénitude de ses moyens.

Après un temps d’hésitation, il posa la question qui lui brûlait les lèvres juste au moment où elle sortait de la chambre :
- Hélène, dis-moi... Tu... tu vis seule ? Je veux dire, il n’y a que toi dans la maison ?
Elle haussa les épaules comme si ce point n’avait aucune importance. Ou si ça ne le regardait pas.
- Personne n’habite avec moi, si c’est ce que tu veux savoir. Mais il m’arrive de recevoir du monde. J’ai même de quoi les garder pour la nuit, fit-elle en balayant la petite pièce d’un geste ample.
Pour ça, pas de doute, pensa Pierre avec un peu de tristesse. Tu as tout ce qu’il faut pour les garder pour la nuit.

Hélène fut la première à rompre le long silence qui s’était installé.
- J’ai pensé qu’on pourrait aller à Dallas lundi ou mardi. En semaine, il y aura moins de touristes.
- Pas de problème, fit-il en essayant de réprimer un bâillement. Euh, ça fait loin d’ici ?
Elle laissa échapper un petit rire moqueur.
- Eh, d’où tu sors ? On n’est plus dans la vieille Europe, là ! Tu savais que le Nouveau-Mexique, ça fait déjà plus de la moitié de la France ? Et que le Texas est bien plus grand ? T’étais déjà pas fort en géo, je vois que ça ne s’est pas arrangé. Pour aller d’ici à Dallas, il y a plus de mille kilomètres à vol d’oiseau. Donc l’avion, évidemment. Une heure et demie de vol, ça ira, non ? On arrive à Fort Worth, c’est à une trentaine de kilomètres du centre de Dallas. De là, il y a des bus qui t’emmènent où tu veux. On peut faire l’aller-retour dans la journée.

Fort Worth. C’est de là que Kennedy était parti, au matin du 22 novembre. De l’aéroport militaire de Carswell, pour faire un saut de puce à bord de Air Force One jusqu’à l’aéroport de Love Fields, à Dallas. Parce que c’était plus pratique que par la route, et meilleur pour les photos et les télés. Le Président ne le savait pas encore, mais le compte à rebours venait de s’enclencher et il allait se jeter tête baissée dans le piège. A midi et demie, sa trajectoire politique croiserait celle d’une balle de gros calibre, l’éjectant du quotidien des sixties pour le propulser dans la mythologie contemporaine.

En début d’après-midi, alors que le soleil tapait de plus en plus fort sur les monts Sangre de Cristo qui dominaient la ville, Pierre commença à avoir du mal à distinguer les mots sur l’écran. Même avec un agrandissement de cent soixante quinze pour cent, qui lui permettait tout juste de faire entrer une ligne de texte sur les quatorze pouces de l’image, il avait l’impression que les caractères flottaient comme à la surface d’un lac. Il referma le portable, le glissa dans sa housse, inclina le transat sous le grand cèdre et s’endormit presque aussitôt.

Quand la Lincoln noire présidentielle débouche dans Elm Street, tout me semble familier, comme si j’étais à la place d’Abraham Zapruder, tailleur à Dallas, en train d’étrenner sa caméra super-8 toute neuve. J’ai choisi Dealey Plaza parce que ce n’est pas loin à pied de ma boutique (le quartier est fermé à la circulation) et parce que le virage entre Houston Street et Elm Street oblige les véhicules à un quasi-demi tour. Le temps qu’ils accélèrent pour rejoindre le tunnel ferroviaire en bas de la place et l’autoroute qui mène au Trade Mart, où un buffet attend les personnalités, je pourrai cadrer le président sans problème. Ma secrétaire est une fan de Jackie et ça lui fera plaisir de la voir quand je projetterai le film dans la boutique, après avoir baissé les stores et fermé la porte. Et bon sang, c’est bien le diable si à la faveur de l’obscurité je n’arrive pas à glisser une main dans son chemisier blanc. Le même que celui qu’elle porte aujourd’hui. Cette fille me rend fou. Ça y est, le convoi ralentit comme prévu, j’ai la Lincoln présidentielle presque de face. Kennedy est assis à l’arrière, à droite, de mon côté. Je le perds de vue un instant quand il passe derrière un panneau indicateur, et la seconde suivante, quand le président réapparaît dans mon viseur, il s’est passé quelque chose. Kennedy se tient le cou, et le type installé devant lui se tourne pour voir ce qu’il se passe. La Lincoln roule maintenant devant moi, en contrebas du talus où je me suis posté, debout sur un muret. Bizarrement, elle ralentit, on dirait qu’elle va s’arrêter. Pour mieux voir, je me penche vers la droite, je commence à perdre l’équilibre et ce faisant, sans le savoir, je change le cours de l’histoire. J’écarte le bras gauche pour essayer de me rétablir et j’y arrive presque quand un choc monstrueux me fait tournoyer sur moi-même, comme si mon épaule droite avait été percutée par une traverse d’acier brûlante. Mes pieds décollent du muret, l’impact me fait ouvrir les mains et la caméra tombe dans l’herbe une fraction de seconde avant moi. L’horizon bascule, le bleu du ciel, le vert tendre du gazon et le gris clair du bitume changent de place juste avant que les ténèbres m’aspirent.

- Pierre, ça va ? Tu m’as fait peur, tu as crié pendant ton sommeil. C’était quoi ? Un cauchemar ?

Il n’était pas sur Dealey Plaza en train de se vider de son sang au milieu d’une foule de badauds contenue par des policiers. Il n’était pas non plus au Parkland Memorial Hospital, dans une chambre blanche avec une perfusion plantée dans l’avant-bras. Le soleil avait tourné et l’éblouissait alors qu’il essayait d’ouvrir les yeux. Machinalement, il se massa l’épaule droite. Elle était toujours là, et semblait encore en état de marche. Elle n’avait pas été fracassée par une balle venue de l’arrière. Mais sa chemise de coton gris était trempée.

- Drôle de rêve, fit le romancier en se frottant vigoureusement les paupières. C’est bizarre... J’étais à Dallas le jour l’assassinat, c’est moi qui filmais à la place de Zapruder, et après le premier coup de feu, j’ai été touché dans le dos. Comme si je m’étais trouvé dans la ligne de mire d’un des tireurs du Grassy Knoll. On ne m’a jamais tiré dessus, et pourtant, là, j’ai senti la balle traverser mon épaule. Je peux te dire que ça fait mal !
Hélène lui passa la main dans les cheveux avec un sourire indulgent.
- Je te reconnais bien là. Toujours à te faire des films ! Pas pour rien que tu aimais tant Superman, surtout la scène où il arrête une balle de revolver dans sa main, tu te rappelles ? Sa nana, Loïs machin, se fait braquer dans une impasse. On l’avait vu ensemble au ciné, dans la grande salle du Vox. Tiens, même qu’il y avait Massi qui n’arrêtait pas de me brancher. Qu’est-ce que tu étais jaloux !
- Sauf que là, dans mon rêve, je n’ai rien arrêté du tout, marmonna Pierre. La balle m’a explosé l’épaule droite et m’a envoyé en l’air. On ne m’a jamais tiré dessus jusqu’à présent, mais là c’était réaliste. A part le silence.

Hélène alla chercher deux bières qu’ils burent lentement.
- Imagine que ça se soit passé réellement comme ça, reprit-il. Qu’est ce que ça entraîne ? Dans le meilleur des cas, le plan des conspirateurs est par terre. La fusillade s’arrête, les types du Secret service et les policiers se précipitent vers moi, enfin, vers Zapruder pendant que les tireurs d’élite s’enfuient par le parking, derrière la palissade. Kennedy s’en tire avec une balle dans le dos et une blessure à la gorge qui n’est sans doute pas mortelle. Dans le pire des cas, le président est quand même abattu, mais la thèse du tireur unique ne tient plus, adieu la balle magique, terminé Oswald en coupable idéal. Et c’est une autre histoire qui commence.
- C’est ça le problème avec vous autres les écrivains, fit Hélène en levant les yeux au ciel. Vous ne pouvez pas vous empêcher de plier la réalité comme ça vous arrange. Et on appelle ça l’inspiration !

Elle le cherchait, il le savait bien. Elle a toujours été comme ça. Lui répondre, c’était entrer dans son jeu, et ça finissait toujours à son avantage. Il répondit pourtant.
- On ne la plie pas, on la regarde sous un autre angle. Nuance. Et comme ça, on peut parfois mettre en évidence des ressorts cachés, des choses qui vous échappent, à vous autres les marchands d’art. En plus, personne n’est obligé de lire des romans, que je sache.
- Ouh la ! C’est ta petite sieste qui t’as mis de mauvais poil ? Je croyais que tu ne devais pas dormir, d’ailleurs. Tu avais raison, ça ne te réussit pas. Allez, fit-elle en lui tapotant la main, je te laisse te remettre de tes émotions, et après tu me donnes ta version de l’assassinat. Je parie que tu en meurs d’envie. Le vrai 22 novembre, raconté par Pierre Sorensen ! Ecoutez bien, braves gens, vous allez tout savoir !

Et voilà. Elle avait fini par obtenir le dernier mot. Le temps qu’il trouve quelque chose à répliquer, elle était déjà loin.

Le soir même, alors qu’elle garnissait de bûches la cheminée qui ornait le centre du salon, Hélène posa à Pierre la question à laquelle il s’attendait le moins.
- Qu’est-ce qui lui est passé par la tête, d’après toi ?
- Pardon ?
- Kennedy. Quand il était dans cette limousine et qu’il a réalisé qu’on lui tirait dessus, qu’est-ce qui lui est passé par la tête ? répéta-t-elle patiemment.
- A part une balle suffisamment grosse pour abattre un cerf à deux cent mètres, tu veux dire ? Franchement, je ne sais pas. A vrai dire, je ne me suis jamais posé la question, figure-toi. D’après ce que j’ai lu, il n’avait pas peur d’aller à Dallas, pour lui c’était un peu de la provocation, une sorte de jeu. Ses conseillers lui avaient pourtant dit que c’était un déplacement à haut risque, dans une ville qui ne l’aimait pas du tout. D’un autre côté, on ne peut pas lui donner tort : quelle crédibilité aurait le président de la première puissance mondiale s’il avait peur de se déplacer dans son propre pays ?
- D’accord, c’était peut-être un jeu. Mais finalement, il a plutôt été bien accueilli, non ?
- Oui, et ça a surpris tout le monde. Les gens voulaient le voir de près, lui serrer la main, apercevoir Jackie. Il faut imaginer un peu : tous les deux, c’était en quelque sorte un couple de cinéma. Même si leur ménage battait de l’aile...
Hélène laissa échapper un petit rire mutin du plus bel effet.
- Ah oui, l’histoire avec Marylin...
- Pas qu’elle. JFK était un véritable obsédé sexuel qui se faisait rabattre des filles par les types chargés de sa sécurité. Clinton, à côté, c’est un enfant de chœur. Mais là, en novembre 1963, il avait l’air de s’être calmé. Jackie venait de perdre un nouveau-né prématuré, en août je crois, et elle n’avait pas du tout apprécié que Kennedy ne soit pas à ses côtés à ce moment-là. Du coup, elle avait plié bagage pendant trois semaines sur le bateau d’Onassis.
- Et alors, s’exclama Hélène, elle avait bien raison ! Tu me prends pour une potiche, je me casse ! C’est avec le Grec qu’elle va se remarier après, non ?
- Oui. Mais à l’automne 63, John a besoin d’elle pour démarrer sa campagne électorale. Donc, officiellement, tout va mieux. Alors, à quoi il pense, dans cette limousine ? Sans doute qu’il vient de marquer des points pour la présidentielle de 64. N’oublie pas que c’est un politicien, et que rien ne le passionne autant que la stratégie qui va lui permettre de rester au pouvoir. Il est midi et demie, il doit sûrement avoir chaud, peut-être un peu faim, et quand il voit le pont du chemin de fer devant lui, il sait que le plus dur est fait. Après, c’est une bretelle d’autoroute qui mène au Trade Mart, le centre d’affaires où un banquet l’attend. C’est probablement au moment où il est le plus détendu qu’il se prend une balle dans le cou, puis une autre dans l’épaule. Je ne sais pas s’il a perdu connaissance avant le coup fatal ou s’il a eu le temps de se dire « et merde... »
- Et Jackie, à côté de lui, qu’est-ce qu’elle a dû se dire ? murmura Hélène. C’est elle le témoin principal, en fait, il est mort quasiment dans ses bras...
- Elle a eu une réaction bizarre. Après le dernier tir, elle se met à genoux sur la banquette et grimpe sur l’arrière de la Lincoln. Juste au moment où le chauffeur met un grand coup d’accélérateur... Elle aurait pu se tuer. Un agent qui courait derrière la voiture monte en marche, l’attrape et la fait se rasseoir.
- Pourquoi elle a fait ça ? Elle voulait descendre ? Elle avait peur de se faire tirer dessus elle aussi ?
- Non, je ne crois pas. D’après les témoignages, elle voulait récupérer un morceau de boîte crânienne.
Hélène esquissa une grimace de dégoût, comme si Pierre lui avait craché à la figure.
- Tu... tu pourrais passer sur ce genre de détails, s’il te plaît ? Ou je ne suis pas sûre de finir de digérer mon chili con carne dans les meilleures conditions possibles.

Le romancier continua sans tenir compte de ce qu’elle venait de dire. Comme s’il parlait tout seul, s’il réfléchissait à voix haute.
- Elle savait qu’il était mort, c’est sûr, personne ne peut survivre avec le crâne éclaté et une partie du cerveau en bouillie. Mais justement, elle ne voulait pas qu’on le voie dans cet état-là, j’imagine. C’était un geste d’amour. Le dernier.

Ils se turent pendant quelques secondes, leur visage éclairé par les seules flammes qui montaient dans l’âtre. Le reste de la maison était plongé dans la pénombre, à peine atténuée par une petite lampe de chevet dans l’angle opposé du salon. C’est au moment où Hélène ouvrit la bouche pour rompre le silence que le téléphone sonna, une espèce de petite mélodie guillerette qui semblait s’excuser pour le dérangement. Elle se leva, attrapa le sans fil et sortit du salon avant même de décrocher. Elle sait qui l’appelle, pensa Pierre avec une pointe d’amertume. Elle le sait et elle n’a pas envie que j’entende. Sûrement son petit ami. Pourquoi elle ne veut pas me le dire ? Où est le problème ? Bonne question. Lui-même n’était pas très sûr d’avoir envie de savoir si elle était avec quelqu’un en ce moment. En fait, depuis qu’il était arrivé ici, il ne savait pas vraiment ce qu’il voulait. Tu parles ! Bien sûr que tu le sais ! Mais tu n’as même pas l’honnêteté de le reconnaître !
Il attrapa le tisonnier et piqua une grosse bûche comme s’il voulait la faire parler. Se pouvait-il qu’il aime encore Hélène après tout ce temps ? Ou plutôt, se pouvait-il qu’il ne l’aime plus ?
Elle allait revenir pour lui dire qu’elle sortait ce soir, et il se retrouverait tout seul devant cette cheminée à brasser ses idées noires. Il irait chercher son ordinateur et s’installerait sur la grande table pour travailler. Au moins la journée, ou ce qu’il en reste, ne serait pas complètement perdue.

Hélène réapparut cinq minutes plus tard avec un plateau sculpté sur lequel elle avait disposé une bouteille de cognac et deux verres, ainsi que le téléphone.
- Excuse-moi, une copine qui avait essayé de me joindre dans la journée, fit-elle d’un ton dégagé. J’ai pensé qu’on discuterait mieux avec un petit verre. Ça te dit ?

Tu vois, tu te fais toujours des histoires. Elle ne partira pas ce soir. Elle est là, avec toi. Profite de l’instant. Goûte-le. Fais-le durer.
- C’est parfait. De quoi veux-tu parler, maintenant ?
Hélène les servit et entama un nouveau paquet de Marlboro.
- Ce meurtre de Kennedy, ça m’intrigue. Si tu m’épargnes les détails macabres, je serais curieuse que tu m’expliques pourquoi tu es tellement persuadé qu’il y a eu complot. Dans l’article que tu m’as fait lire, tu n’en dis pas assez.
Pierre but une gorgée de cognac et lui expliqua ce qu’il savait de l’affaire.
- Tu connais la thèse officielle, j’imagine. En deux mots, Lee Harvey Oswald, un ancien Marine qui a fait un séjour en URSS, est le tireur unique qui a abattu le Président. Il aurait tiré trois balles depuis le cinquième étage d’un dépôt de livres scolaires où il travaillait depuis peu, et qui domine la place. Sur ces trois balles, une a manqué la cible et blessé un spectateur, James Tague, qui a reçu un éclat de trottoir quelques mètres à l’avant du cortège. La deuxième a touché Kennedy à la nuque, est ressortie par la gorge, a frappé Connally, qui était assis devant le Président, en entrant par le dos, lui a cassé le poignet et a fini dans sa cuisse. Avant qu’on la retrouve intacte sur un brancard de l’hôpital Parkland.
- Ah oui, c’est ça la fameuse « balle magique » ?
- Exactement. Car selon la thèse officielle, Oswald n’a tiré que trois fois, et le dernier impact est celui qui fait éclater le crâne de Kennedy. Après les coups de feu, Oswald sort de l’immeuble sans être inquiété, retourne à son appartement en faisant une partie du trajet en bus et une autre en taxi en changeant de direction, ressort, puis abat l’agent de police Tippit qui lui demandait ses papiers, laisse son portefeuille sur place, s’enfuit à pied et se cache dans un cinéma où il est enfin arrêté avec un autre portefeuille sur lui. La police de Dallas l’interroge pendant douze heures mais ne garde aucune trace, écrite ou enregistrée. Elle l’inculpe d’abord pour le meurtre du policier, puis pour celui du président. Le dimanche matin, Oswald doit être transféré à la prison de Dallas. Dans le parking souterrain, il est tué par Jack Ruby, un tenancier de boîtes de nuit lié au milieu et bien connu de la police.
- Bien connu, comment ? Il a fait de la prison ?
- Il a été arrêté plusieurs fois, mais jamais condamné, alors qu’il touchait au trafic de drogue et à la prostitution. Les flics de Dallas le connaissaient bien parce qu’il était, comment dire, très serviable avec eux. Pour être clair, il les fournissait en filles. D’ailleurs, Ruby n’aurait jamais dû se trouver au sous-sol du bâtiment de la police quand Oswald est sorti. Ça veut dire que quelqu’un l’a laissé entrer.
- Un complice ?
- Probablement. Mais pas selon le rapport Warren. Ruby a déclaré qu’il avait tué Oswald pour épargner un procès à Jackie Kennedy, et pour venger le président. Ça a paru plausible.

Dans la cheminée, les flammes dévoraient les trois bûches disposées en tipi au dessus du brasier. Pierre les observa avec attention et reprit :
- Une fois Oswald assassiné, il n’y avait plus de procès possible. Mais Lyndon Johnson, qui venait de remplacer Kennedy, s’est laissé convaincre par le directeur du FBI, Edgar Hoover, de désigner une commission d’enquête présidée par le président de la cour suprême, Earl Warren. Ce qu’il y a de fou dans cette histoire, c’est que la commission Warren doit démontrer par A plus B qu’Oswald est le seul tireur. Mais plus elle avance des preuves, plus elle recueille des témoignages, plus les questions s’accumulent et plus le doute s’étend. Normalement, c’est le contraire : dans une instruction, la justice doit chercher qui a fait quoi, et pourquoi, sans instruire uniquement à charge. Au départ, on se trouve face à une multitude de questions. Une fois l’enquête bouclée, si le travail a été bien fait, on a à peu près toutes les réponses, que le coupable ait été arrêté ou pas. Malheureusement pour elle, la commission Warren est confrontée d’entrée à la quadrature du cercle : un président assassiné, un suspect arrêté, montrez en quoi le suspect est le seul coupable. Comme entre temps ledit suspect est mort, la commission ne risque pas d’être contredite. Elle va l’être, pourtant. Par les faits. Il y a eu des dizaines de témoins, des photos, des films, des contre-enquêtes. Et pas de chance, rien ne colle avec la version officielle.
- Attends, attends un peu, fit Hélène en jetant son mégot dans la cheminée. Tu veux dire que la commission Warren est mêlée au complot ?
- Non, je ne crois pas. Mais disons que ses membres, qui étaient tous des politiciens, n’avaient pas envie de voir beaucoup plus loin que ce que le FBI leur disait. Par exemple, la commission n’a fait appel à aucun enquêteur indépendant. Dommage, car l’attitude du FBI avant et après le 22 novembre n’est pas des plus claires. Mais comme c’est lui qui fournissait les pièces du dossier à la commission, tu penses bien qu’il a fait le ménage.
- Bon, admit Hélène. Supposons que le rapport Warren ne dise pas tout. Est-ce qu’on a une petite idée de ce qui s’est vraiment passé ?

Pierre se donna quelques secondes pour ordonner ses souvenirs.
- D’après ceux qu’on appelle les partisans de la théorie du complot, les tirs venaient d’un point situé à l’arrière et en hauteur, mais aussi de face, depuis la droite de la chaussée. Certains sont même plus précis et avancent qu’il y avait quatre équipes de tueurs opérant par trois et organisées pour un tir croisé. Une au dépôt de livres, mais pas à la même fenêtre qu’Oswald, une dans l’immeuble Dal-Tex, dans l’axe à l’arrière de la limousine et deux derrière une barrière près de là où se tenait Zapruder. Pierre mima le geste d’un tireur qui épaule un fusil, le bras gauche pointé vers un masque inca. Et c’est un tir de face venant de cet endroit qui a achevé Kennedy.
- Donc, tu penches toi aussi pour le complot ?
- Je ne penche pour rien du tout. Je constate seulement que ce que dit la commission Warren ne tient pas la route. Je ne sais pas qui a tué Kennedy, et personne ne le saura peut-être jamais, c’est trop tard maintenant. Mais deux choses sont certaines : ce n’est pas Oswald le coupable. Il n’a sans doute même pas tiré un seul coup de feu. Et la mort de JFK arrangeait beaucoup de monde.

Hélène alluma une autre cigarette dans les braises. Les flammes faisaient briller ses pupilles et ses joues étaient rouges.
- Comment tu peux en être aussi sûr ? D’après ce que tu racontes dans ton article pour Manuscrits, la plupart des gens étaient effondrés quand ils ont appris l’assassinat.
- La plupart, oui. Mais pas tous : Johnson, le vice-président, savait que Kennedy ne voulait plus de lui pour les élections de 1964. Les deux hommes se détestaient, et Johnson disait à qui voulait bien l’entendre qu’il se débarrasserait volontiers du clan Kennedy. Les pétroliers texans s’inquiétaient d’une taxe que JFK s’apprêtait à leur imposer. Quand il est arrivé à la Maison-Blanche, Johnson a annulé le projet. Enfin, les marchands d’armes voyaient d’un très bon œil l’intervention US au Vietnam et comptaient déjà les dizaines de milliards de dollars que la guerre allait coûter chaque année. Or, en octobre, Kennedy ordonne le retrait de mille soldats du Vietnam. Et que fait Johnson le jour même de l’enterrement du président ? Il annule cet ordre. C’est dire si ça urgeait ! Fais le compte : intérêts politiques plus intérêts économiques plus intérêts militaires. Sans compter la Mafia qui ne pouvaitplus voir les Irlandaisen peinture depuis que JFK avait donné carte blanche à son frère Robert pour faire le ménage, y compris à la CIA.
- Donc, tu dis que c’est Johnson qui a fait le coup ?
De la pointe du tisonnier, Pierre fit jaillir une gerbe d’étincelles à l’extrémité de la grosse bûche.
- Va savoir. Disons qu’il était sans doute au courant que quelque chose se préparait contre Kennedy, qu’il n’a rien fait pour l’en empêcher et qu’après, il a couvert l’affaire. Ce qui en fait bien entendu un complice de tout premier ordre. Et quand il nomme la commission Warren, il ne prend pas n’importe qui : on y trouve Gerald Ford, qui sera le vice-président de Nixon pendant le Watergate dix ans plus tard, et Allen Dulles, l’ancien directeur de la CIA renvoyé deux ans plus tôt. Par Kennedy.

Hélène secoua la tête, bailla longuement et s’étira, les bras en diagonale en un mouvement qui tendit ses seins sous la chemise de soie bleue nuit. Pierre ferma les yeux et respira profondément. Ne refais jamais un truc pareil sinon je ne réponds plus de moi.
- C’est fou, fit-elle d’une voix embrumée. J’ai un peu du mal à y croire, c’est tellement gros... Sur ce, je vais me coucher. Tu peux utiliser la salle de bains d’en bas, il y a des serviettes propres. Bonne nuit. Essaie de dormir un peu.
Pierre faillit dire quelque chose puis il se ravisa.