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Cinq centimes d’euro

C’est arrivé un 14 février. Un 14 février, parfaitement ! Le jour de la Saint-Valentin. La vie a de ces ironies, parfois. Il n’y a même pas pensé, Jonas. Il faut dire que ça fait bien longtemps qu’il n’a plus été amoureux. Et qu’il n’est pas prêt de l’être à nouveau. Enfin, il faut s’entendre sur le terme amoureux. Si c’est juste regarder les filles dans la rue, les accompagner quelques secondes du regard, les imaginer ruisselantes sous la douche, alors oui, Jonas est encore amoureux, bien sûr.

Mais si on dit amoureux dans le sens de vivre une relation amoureuse, avec des rendez-vous, des chandelles et tout le tralala, ça, c’est terminé pour Jonas. Alors, vous pensez bien que ce 14 février, la Saint-Valentin lui est placé largement au-dessus de la tête.

Pourquoi alors Jonas s’est-il arrêté dans ce bureau de tabac, ce vendredi-là ? Il n’a pas besoin de timbres, pour écrire à qui ? Il n’a pas besoin de cigarettes, fumer est un luxe qu’il ne peut plus s’offrir désormais. En fait, Jonas n’est pas entré directement dans le bureau de tabac, il s’est arrêté d’abord devant la boutique. Devant la boutique, il y a un trottoir. Et sur le trottoir, une clocharde.

Jonas n’a rien contre les clochards. A chaque fois qu’il le peut, il leur donne un peu d’argent, et s’il n’a pas d’argent, il s’accroupit quelques instants et il leur parle. Oh, il ne dit rien de très important, mais ces quelques mots, ces gestes qu’il fait vers eux, ça leur redonne une petite parcelle de dignité.

Ce vendredi-là, dans le porte-monnaie de Jonas, il y avait un billet de dix euros. Et quelques pièces. Pourquoi a-t-il décidé de donner le billet à la mendiante ? Une intuition, le hasard, l’humeur du moment. Allez savoir. Comme d’habitude, il s’est accroupi, il a dit bonjour, de sa voix basse et chaleureuse. Sous son châle noir usé jusqu’à la corde, la vieille femme a incliné lentement la tête, pour lui rendre son salut. Puis il a sorti son porte-monnaie de sa poche, il l’a ouvert, il a regardé son contenu, et il a sorti le billet.

Il l’a plié en quatre et s’apprêtait à le poser dans la paume creusée de la vieille. C’est à ce moment précis que ça s’est passé. La main de la clocharde s’est refermée sur le poignet de Jonas et l’a serré, comme un naufragé s’agrippe à son sauveteur. Et elle lui a dit ceci :

— C’est ta chance, mon fils. Aujourd’hui. Pas demain. Prends ta chance, et fais le bien autour de toi. Fais-le. Après, tu pourras partir. Fais-le. Aujourd’hui. Va, maintenant. Allez.

La vieille a tiré le billet des doigts de Jonas, et elle a lâché son poignet dans laquelle ses ongles ont laissé des marques. Jonas l’a fixée un instant, mais il n’a rien pu lire dans ses yeux morts. C’est comme s’il n’avait jamais existé.

Ensuite, il s’est levé sans dire un mot. Juste un peu trop vite : un vertige l’a enveloppé brusquement, et il a dû se rattraper au poteau de signalisation pour ne pas se retrouver par terre. Saloperie de vertiges. Ils l’attendent au coin du bois, et au moment où il n’y pense plus, ils lui sautent à la gorge pour lui faire lâcher prise. Ce n’est rien, juste l’estomac vide, il faut manger un peu, s’est dit Jonas sans y croire. Une petite barre chocolatée, n’importe quoi dans le genre fera l’affaire.

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Il a levé les yeux, et a vu son reflet dans la vitrine du bureau de tabac. Sa silhouette de plus en plus mince, son manteau qui flotte sur ses épaules osseuses, ses joues creusées, ses cernes énormes sous les yeux, des valises comme on dit. Mais celles-là ne mènent nulle part, et ne contiennent rien.

Il a poussé la lourde porte, il a choisi deux barres au chocolat et aux noisettes et il s’est avancé vers le comptoir pour payer. C’est à ce moment précis, où après avoir posé les barres il ressortait son porte-monnaie de la poche de son manteau, que Jonas a vu les tickets. Et le support en carton, qui proclamait :

TIRAGE EXCEPTIONNEL DE LA SAINT-VALENTIN : DEUX CENTS MILLIONS D’EUROS À GAGNER ! NE LAISSEZ PERSONNE FAIRE FORTUNE À VOTRE PLACE !

Jonas a haussé les épaules en sortant les deux euros trente pour payer son achat. Deux cents millions d’euros. Ça devenait n’importe quoi, ces loteries continentales. La buraliste a encaissé, lui a rendu les cinq centimes de monnaie et a suivi son regard.

— Vous ne voulez pas tenter votre chance, jeune homme ? C’est aujourd’hui ou jamais ! Qui ne tente rien n’a rien, n’est-ce pas ?

Jonas a souri, a ouvert la bouche pour lui répondre et l’a refermée. Prends ta chance. Aujourd’hui. Pas demain. Les mots de la vieille, sur le trottoir, venaient tout à coup de le traverser. Pourquoi lui avait-elle dit ça ? Et de quoi voulait-elle parler ?

Alors, comme pour obéir à cette voix intérieure, Jonas a pris un bulletin. Il s’est déplacé d’un mètre sur le comptoir pour laisser la place à un type ventripotent qui voulait une cartouche de cigarettes américaines, il a attrapé le stylo attaché à un socle par une chaînette et il a regardé la grille entre ses mains. Six cases à cocher. Deux cents millions d’euros au bout. Soit cent mille fois le contenu de son compte en banque. Ridicule, tellement démesuré que ça en était ridicule. Prends ta chance. Aujourd’hui.

Jonas a coché le douze, le sept, le trente-neuf, le trois, le vingt-deux et le onze. Pourquoi ceux-là, et pas d’autres ? Il n’en savait rien. Ce n’est pas lui qui les choisissait, ils s’imposaient à lui, comme s’imposait à lui de tenter cette chance absurde.

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Il a remis le bulletin à la buraliste qui en a détaché le double en lui glissant, complice :

— Ne le perdez surtout pas, ce papier, il peut valoir plus cher que tout ce que vous pouvez imaginer !

Le genre de phrase qu’elle a dû répéter des centaines de fois, histoire de mettre le parieur en confiance.

— Ça fait deux euros, jeune homme.

Deux euros. Evidemment. C’était bien lui, ça. Il avait décidé de jouer au loto, ce qu’il ne faisait jamais (autant jeter l’argent par la fenêtre, comme il disait toujours) sans même se préoccuper de savoir s’il avait de quoi payer. En fait, il avait même oublié que c’était payant.

Alors, Jonas a fouillé dans son porte-monnaie parmi les petites pièces jaunes et oranges qui y faisaient leur nid. Tu vas voir que je n’ai même pas deux euros. Tu vas voir que je ne vais même pas pouvoir payer ce foutu bulletin à la con. Et tu vas voir que ce sera ces numéros qui vont sortir ce soir !

Un euro soixante cinq. Soixante dix. Quatre-vingt. Et cinq pièces de deux qui font quatre-vingt-dix. Jonas a renversé son porte-monnaie sur le comptoir, indifférent à la petite queue de quatre personnes qui s à’est formée dans son dos. Derrière son comptoir, la buraliste le regardait avec un air de pitié. Six pièces de un centime s’étalaient sur la vitre, avec l’emballage froissé d’un chewing-gum et la moitié d’un ticket de cinéma. Un euro quatre-vingt-seize.

Il allait rater la chance de sa vie, deux cents foutus millions d’euros, parce qu’il lui manquait quatre centimes. Honteux et rageur, Jonas regroupait sa monnaie avec le tranchant de la main quand la buraliste s’est penchée au-dessus du comptoir et lui a glissé à l’oreille :

— Les cinq centimes que je vous ai rendus sur les barres chocolatées. Dans votre poche. Je vous ai vu faire.

Décidément, elle y tenait, à ce qu’il le fasse, son loto ! Incrédule, Jonas a plongé la main dans sa poche droite, en a sorti ses clés, un ticket de bus, et un amour de pièce orange frappée du chiffre cinq. Depuis combien de temps n’avait-il plus ressenti ce soulagement délicieux, cette impression exquise que tout était enfin en place ?

Jonas a ajouté la pièce de cinq à son petit tas et poussé le tout vers la buraliste. Elle a prélevé un centime qu’elle lui a rendu.

— Vous voyez, on a fini par y arriver ! Si avec ça vous ne raflez pas la mise… Eh, attendez, vous oubliez votre double !

Jonas a remercié, a plié le papier, l’a glissé dans son portefeuille et est sorti. Un vent glacial lui a fouetté le visage. Sur le trottoir, la clocharde avait disparu.

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Pendant les huit cents mètres qui le séparaient de son appartement, Jonas a fait valser les chiffres dans sa tête. Deux cents millions. Une somme tellement énorme qu’il avait du mal à se la représenter. Il pensait à son père, mort deux ans avant d’atteindre la retraite, et qui gagnait à peine mille trois cents euros par mois. Deux cents millions. Qui avait besoin d’une telle quantité d’argent ?

Pas lui, bien sûr, lui dont les jours étaient comptés. S’il gagnait, il échangerait volontiers chaque euro contre, mettons, une seconde de vie. Combien de temps ça lui laisserait, deux cents millions de secondes ? Entre cinquante et soixante mille heures, environ. Un peu moins de deux mille cinq cents jours. Six ans et quelques. Six ans ! Une broutille quand on a vingt-sept ans. Et qu’on est en bonne santé.

Jonas a eu vingt-sept ans il y a trois mois. Et il y a quinze jours, le docteur Berson a mis cartes sur table.

— Si vous prenez votre traitement à la lettre, chaque jour sans exception, je vous donne un an.

— Et dans le cas contraire ? avait demandé Jonas.

Le docteur Berson avait retiré ses lunettes, s’était frotté longuement le visage avec la paume de ses mains et l’avait regardé en face.

— Je ne vous le conseille pas, jeune homme.

— On a dit franc jeu, docteur, vous vous souvenez ? Combien de temps, dans le cas contraire ?

— Trois mois. Quatre, si tout va bien.

Six ans. Si seulement il pouvait lui rester six ans. Ce n’était pas beaucoup demander, six ans en bonne santé et une mort brutale au bout. Six ans pour voyager, pour aimer, et qui sait, pour avoir le temps de donner la vie à son tour. Le soir-même de sa visite chez le docteur Berson, Jonas avait regroupé dans un carton toutes ses boîtes, ses flacons, ses gélules, les avaient recouvertes d’un stock de médicaments périmés qui traînaient dans sa salle de bains et avait apporté le tout à une pharmacie. Terminé, retour à l’envoyeur.

Ces trois mois, il épargnerait à son corps tous ces produits qui le détruisaient tout en le maintenant en vie. Il allait mourir, quelque part dans le mois d’avril, aux premiers jours du printemps. Mieux valait ça, de toute façon, que d’attendre les après-midis crépusculaires de décembre et ses foutues illuminations de Noël dans les rues.

Voilà ce qui s’est passé pour Jonas ce quatorze février. Mais attendez un peu, ce n’est pas fini.

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La nuit du vendredi au samedi fut ainsi peuplée de rêves étranges où se mêlaient sapins décorés de boules multicolores, paquets cadeaux débalés sur le tapis du salon, train électrique et boîtes de Lego de son enfance. Au réveil, les vertiges l’avaient repris, et il eut toutes les peines du monde à se préparer un café serré. Il croquait encore ses biscuits énergétiques au sésame (adaptés aux besoins particuliers des séniors, disait la boîte, des galettes pour vieux, en clair) quand il mit la radio, comme chaque matin après un petit quart d’heure de silence.

… qui se disent prêts à rejoindre la table des négociations dès que le blocus des territoires occupés sera levé. Beaucoup moins dramatique, maintenant : deux européens se sont brusquement enrichis depuis hier soir. La super-cagnotte de deux cents millions est tombée le jour de la Saint-Valentin. Cent quatre vingt dix sept millions six cent douze mille trois cents trente huit euros, très exactement, que se partagent deux gagnants. Un des billets a été joué en Italie, l’autre en France. L’identité des vainqueurs n’est toujours pas connue. Ils empochent donc chacun un peu plus de quatre-vingt-dix-huit millions d’euros, de quoi offrir un peu plus qu’un bouquet de fleurs à leur fiancée. Je rappelle les numéros gagnants : le trois, le sept, le onze, le douze, le vingt-deux et le trente-neuf. Sans transition, la météo du week-end…

Par réflexe, Jonas avait attrapé un stylo bleu et avait griffonné les six numéros sur la boîte de biscuits au sésame. Evidemment, le stylo n’écrivait pas, mais il avait tellement appuyé que les nombres s’étaient gravés dans le carton. Il souleva lentement la boîte à hauteur de ses yeux et la fixa pendant quelques secondes. 3-7-11-12-22-39.

Ça ressemblait vaguement à ce qu’il avait joué hier, non ? Où avait-il fourré le double du bulletin, déjà ? Dans la poche de sa veste. Les mains légèrement tremblantes, il en sortit une liste de courses (lait bio, produit vaisselle, jus de fruits, sucre ‹ en poudre), une facture de supermarché s’élevant à quarante-huit euros soixante quatorze, et un paquet entamé de mouchoirs en papier. L’autre poche, alors. Un timbre sur un bout d’enveloppe oblitérée, les clés de la maison et, enfin, le bulletin de loto plié en quatre.

Trois, sept, onze, douze, vingt-deux, trente-neuf.

Dix fois, Jonas alla du bulletin à la boîte de biscuits, comme pour se convaincre que c’était bien les mêmes. Les six bons numéros. Quatre-vingt dix-huit millions d’euros. Combien ça faisait, en francs, comme dirait la voisine ? Encore plus, bien sûr. Six cent quarante millions et des brouettes. Soixante-quatre milliards de centimes. N’importe quoi. Vraiment n’importe quoi. On lui aurait annoncé que le Père Noël en personne l’attendait sur le palier pour lui offrir la vie éternelle dans un paquet cadeau qu’il n’aurait pas été plus incrédule.

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C’est à ce moment précis, alors qu’il s’amusait à convertir cette somme faramineuse en une somme complètement délirante, que Jonas eût un doute. Et s’il s’était trompé ? Et s’il n’avait pas recopié les bons numéros sur la boîte de galettes ? Ce serait vraiment con, pour le coup. Il lui fallait une preuve indiscutable. Un journal. Il attrapa son jeans qui traînait sur le dossier d’une chaise, enfila un pull, glissa ses pieds nus dans les baskets usées jusqu’à la corde, enfila sa veste, glissa la main dans la poche pour vérifier que son porte-monnaie était bien là et sortit en claquant la porte.

Arrivé en bas des escaliers, il repensa soudain à la petite monnaie. Il devait lui rester un centime, ce qui ne lui suffirait pas pour acheter un journal. Un centime en poche, alors qu’il venait sans doute de gagner quatre-vingt-huit millions ! Il ne lui restait plus qu’à trouver un gratuit, le genre de torchon financé par la pub qu’il s’était juré de ne jamais lire. Oui, mais là, c’était un cas de force majeure, n’est-ce pas ? Il en trouva une pile en bas des escaliers de la station de métro à l’angle du boulevard. Il n’eut pas besoin de le feuilleter longtemps. Le titre barrait la Une :

QUATRE VINGT HUIT MILLIONS D’EUROS : NOUVEAU RECORD DE GAINS POUR UN JOUEUR FRANçAIS À LA CAGNOTTE DE LA SAINT-VALENTIN

Et en dessous : l’heureux vainqueur partage le pactole européen avec un Italien. La combinaison gagnante est le 3-7-11-12-22-39.

Jonas plia soigneusement le journal, le glissa dans sa poche et s’assit sur la dernière marche des escaliers de la station de métro. Il ne savait plus où il en était. Trois mois à vivre et multimillionnaire. Même pas cent jours avant le grand saut, et de l’argent à ne pas savoir que faire. Il se sentait dans la situation du type à qui on offre une nuit avec la plus belle femme du monde, et qui sera castré le lendemain matin.

La vieille assise sur le trottoir. Il fallait qu’il la retrouve, à tout prix. Sans elle, il n’aurait jamais joué, et donc il n’aurait jamais gagné. Elle l’avait poussé à le faire, et au moment de choisir les six numéros, qui n’avaient aucun sens particulier pour lui, c’est comme si elle les lui avait soufflés au creux de l’oreille. Joue ceux-là. Maintenant.

Un frisson glacé le parcourut brusquement. On était le 15 février, il était quoi, huit heures du matin, et Jonas était dehors, au pied des escaliers du métro, à moitié habillé, pas rasé, pas coiffé et un journal gratuit plié dans la poche. A ce moment précis, il aurait tendu la main, à coup sûr on lui aurait jeté des pièces. Ça tombait bien, son porte-monnaie était vide. Et dans quelques jours, il y aurait quatre-vingt-huit millions d’euros dans son compte en banque…

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Jonas se secoua comme pour se réveiller, se leva difficilement et grimpa les marches dans sa hâte de retrouver la tiédeur de son appartement. Il avait froid maintenant, et il avait faim aussi. Son corps semblait brusquement se remettre en route.

Sous la douche chaude, Jonas réfléchit. Qu’allait-il faire de tout cet argent ? Il aurait bien acheté quelques années de vie supplémentaire, mais malheureusement le produit n’existait pas en rayon. Et s’il reprenait le traitement, histoire de s’octroyer une petite rallonge afin de profiter un peu de sa fortune ? Trop tard. Il avait déjà manqué les deux premières semaines. Et puis le médecin lui avait parlé des effets secondaires terribles, et à quoi bon être multimillionnaire si c’est pour se tordre de douleur dix fois par jour pendant un an ?

Il pourrait voyager. Pour aller où ? Jonas n’aimait pas particulièrement les voyages. Il aurait aimé découvrir les immenses paysages canadiens, mais en cette saison, ce n’était pas la peine. Il fallait faire ça pendant l’été, et il ne vivrait pas jusque là.

Peut-être pourrait-il acheter une maison ? Combien de fois avait-il feuilleté des magazines spécialisés, en examinant longuement des vieilles bâtisses de pierre sèche restaurées avec goût et talent. Aurait-il le temps d’en trouver une ? Et les démarches devant le notaire, combien de jours ça allait durer ?

Pas très longtemps en payant cash, réfléchit-il. Pas besoin de monter un dossier à la banque. Tu arrives dans l’agence immobilière, tu dis “je veux celle-là”, tu sors ton carnet de chèques et le tour est joué. Oui, c’est ça, il allait s’offrir la maison de ses rêves. Et qui allait en hériter ? Jonas n’avait pas d’enfant. Ses parents étaient morts, sa mère quand il avait huit ans, dans un accident de voiture, son père d’une rupture d’anévrisme il y a deux ans. Jonas n’avait pas de frère ni de sœur. Jonas avait des cousins et des cousines qu’il n’avait jamais vu et dont il connaissait à peine les prénoms. Il faudrait qu’il se renseigne, mais dans ce cas, il pouvait sans doute faire hériter qui il voulait. Liberté totale.

De toute façon, même s’il s’offrait la maison de ses rêves, elle lui coûterait combien ? Trois millions ? Six ? Dix ? Une somme gigantesque qui entamerait à peine sa fortune. Il faudrait bien qu’il réfléchisse à ce qu’il allait faire du reste.

Ça ne devrait pas être tellement compliqué. Il allait signer des chèques, beaucoup de chèques, d’au moins un million d’euros chacun. Pour des associations d’aide aux sans-papier, de soutien scolaire, pour l’accès au logement, pour l’alphabétisation des adultes, pour la protection de l’environnement…

Il voulait que ces dons soient anonymes. Il allait chercher un notaire, tout lui expliquer. Puis, avec ses cartes de crédit toutes neuves, il ferait la tournée des distributeurs de billets. Et il en donnerait à tous les clochards qu’il croiserait. Des liasses de billets de dix. Sans oublier la vieille devant le bureau de tabac, bien entendu. Il fallait qu’il la retrouve.

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Il pourrait aussi s’acheter des habits neufs. Des pulls chauds, des pantalons de velours, des chaussures de cuir confortables et souples. Et puis, il pourrait entrer dans sa librairie préférée, flâner devant les rayonnages comme il aimait tant le faire, feuilleter les livres qui lui semblaient intéressants et en acheter une vingtaine d’un coup. Et dans sa nouvelle maison, il s’installerait confortablement et passerait ses journées à lire.

Bon. Tout ceci ne lui disait toujours pas ce que deviendrait sa cabane de millionnaire une fois que son corps dévoré par les métastases serait parti en fumée. Voyons, qui aurait besoin d’une telle maison ? Qui aurait des goûts semblables au sien ? Des amis qui ne roulaient pas sur l’or, il en avait, bien sûr, il n’avait même que ça.

Alain et Felicia. Jonas laissa échapper un petit rire en pensant à eux . Depuis des années, ils connaissaient une galère sans cesse renouvelée, comme si le mauvais œil les avait pris pour cible et s’acharnait sur eux avec une inventivité inégalée. Malgré tout, ils formaient un couple uni et profondément amoureux. Ils accumulaient les petits boulots, pas toujours déclarés (pour ne pas dire jamais) et vivaient dans un minuscule appartement sous les toits.

Une grande maison, ça serait bien pour eux, à coup sûr, même si ça ne résoudrait pas la question du travail et des revenus. Jonas haussa les épaules. Il suffirait de leur léguer quatre ou cinq millions d’euros, et l’affaire serait entendue. Disons que ça équilibrerait un peu les choses. Jonas, solitaire et condamné, mais riche, Alain et Félicia, amoureux et fauchés, mais toute la vie devant eux.

Oui, il voyait de mieux en mieux ce qu’il allait faire. Aller au bureau de tabac, faire valider ses gains, rencontrer son banquier, prendre rendez-vous chez un notaire, régler avec lui la question de l’héritage, faire des dons, presque tout en fait, trouver une maison, inviter Félicia et Alain pour la choisir avec eux.

Au début, il leur dirait simplement qu’il avait besoin de leur avis, sans préciser ce qu’il voulait en faire. Et une fois la transaction finalisée, ils iraient s’assoir sur un banc, dans le jardin. Là, il leur dirait qu’après sa mort, c’est-à-dire au printemps, cette maison serait la leur. Et même, ils pouvaient s’y installer tout de suite s’ils le voulaient. Ce serait une grande maison, de toute façon, avec au moins six ou sept chambres, deux salles de bains, largement de quoi abriter un couple et un célibataire, non ?

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Il leur dirait aussi qu’en plus de la maison, il leur laisserait assez d’argent pour qu’ils puissent vivre sans souci pendant plus d’années que de jours qu’il lui restait avant sa mort. Cinq millions d’euros, ça faisait cinquante mille euros par an pendant cent ans, sans même compter les intérêts. Et ceci, avec la maison déjà payée. Félicia et Alain pourraient faire ce qu’ils voudraient de leur vie : devenir artisans, faire du bénévolat à longueur de journée, créer des emplois, qu’importe. Ils mèneraient l’existence qu’il aurait aimé vivre lui-même.

Jonas s’habilla chaudement, avala une nouvelle tasse de café et trois autres galettes au sésame et sortit. Il s’arrêta au premier distributeur de billets, glissa sa carte bancaire dans l’orifice et composa son code. La machine cracha quatre billets de vingt euros. Ce n’était pas le jour pour faire dans le détail !

Il traversa l’avenue et se dirigea vers la station de métro. Une jeune femme avec un bébé dans les bras faisait la manche. Il lui laissa quarante euros. Puis il aperçu, au loin, la devanture du bureau de tabac. Apparemment, la vieille n’était pas assise sur le trottoir. Il devait faire vite s’il ne voulait pas se faire repérer.

La buraliste savait sûrement que le billet gagnant avait été validé chez elle, et avec le numéro que Jonas avait fait hier, il était plus que probable qu’elle se souvienne de lui. Ferait-elle le lien avec la combinaison gagnante et ce grand type tout maigre et si étourdi ? Pas sûr. Elle devait valider chaque jour au moins une centaine de bulletins, et elle avait autre chose à faire que de retenir les numéros joués par chacun.

Il n’était plus qu’à vingt mètres du bureau de tabac quand il aperçu la vieille. Elle s’était installée un peu plus loin, sur le pas de la porte d’une ancienne boucherie fermée depuis des mois. Elle était un peu plus à l’abri que sur le trottoir, mais on la voyait moins, ce qui ne devait pas déplaire aux commerçants, à commencer par la buraliste.

Jonas dépassa le bureau de tabac, s’avança vers elle et s’accroupit, comme il l’avait fait la veille. Il lui dit bonjour, puis sortit son porte-monnaie et déplia les deux billets de vingt euros tous neufs. Il les posa dans la main ridée et crevassée de la mendiante, qui les fit disparaitre sous son châle.

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— Tu as tenté ta chance, fils. C’est bien. Tu vas pouvoir faire le bien autour de toi, maintenant. N’oublie jamais ça : cette chance que tu as eu, partage-là. Ne garde pas trop d’argent pour toi. Sinon, il te brûlera.

Jonas sourit aux yeux morts de la vieille, fixés sur lui.

— Je vais partager, madame. Je vais tout donner.

Puis, un ton plus bas :

— Il ne me reste plus que trois mois à vivre.

La vieille se pencha en avant et attrapa le bras de Jonas pour le tirer vers elle.

— Qu’est-ce que tu as dit, mon fils ? J’entends plus très bien.

— Le docteur… Enfin, je suis malade, et il ne me reste plus que trois mois à vivre.

La vieille grimaça ce qui devait être un sourire. Elle n’avait plus de dents.

— Ta main, fils. Donne-moi ta main.

Jonas tourna la main droite, paume vers le haut, frôla la main de Jonas du bout des doigts et haussa les épaules.

— Tu vas mourir, mon fils, comme nous tous. Dans trois ans. Pas trois mois. Trois ans. Va, maintenant. Fais ce que tu as à faire. Et n’oublie pas ce que je t’ai dit.

C’est arrivé un quinze février, un lendemain de la Saint-Valentin. Les jours suivants, Jonas a cherché la vieille mendiante. Il ne l’a jamais revue. Elle était sortie de sa vie juste après y être entrée.

Jonas a vécu deux autres Saint-Valentin. Il s’est éteint un trente janvier, dans la chambre à l’étage de la grande maison qu’il partageait avec Félicia, Alain et leur petite Zoé.