22 novembre - extrait (chapitre 4)

Au cœur des années soixante

Il n’avait fallu à Pierre que deux jours pour jeter sur une dizaine de feuillets ses souvenirs sur l’affaire Kennedy. Ça allait beaucoup plus vite qu’il ne l’avait cru, et même s’il se promettait de reprendre le texte un peu plus tard, il avait l’impression d’avoir bien travaillé. Jamais dans ses trois romans il n’avait autant parlé de lui. Sans doute avait-il eu besoin d’une occasion, d’un prétexte. L’affaire Kennedy était celui-là.

La pyramide de livres, de revues, de vidéos (qui comprenait aussi un DVD et une BD) se dressait maintenant sur sa table de travail. Un lundi matin, alors que le mauvais temps avait remis à plus tard ses projets de jardinage, il décida de mettre un peu d’ordre.

Mais les livres ne se laissent pas ranger aussi facilement que des chaussettes ou des draps (enfin, surtout les chaussettes, tant le pliage de draps prenait chez Pierre des allures de combat furieux d’un navigateur solitaire contre sa voile par vent contraire). Les longs séjours passés sur une étagère, serrés les uns contre les autres par genre, par ordre alphabétique d’auteurs, par taille ou par hasard les rendent impatients. Quand ils ont l’occasion de se montrer, ils jouent leur chance à fond, conscients qu’elle ne se représentera peut-être pas avant plusieurs années. Ouvre-moi, feuillette-moi et je te promets que je ne te lâcherai plus. Les mots sont des appâts, et il suffit d’en mordre un pour que toute la ligne vienne, puis la page, le chapitre et le livre entier.

C’est ce qui était arrivé à Pierre. En fouillant ses archives, des portes s’étaient entrouvertes. Bien sûr, il était possible de les refermer et de passer à autre chose. Un manuscrit l’attendait, il était avancé aux deux tiers et le romancier avait tout intérêt à ne pas perdre le fil. Il avait déjà payé pour savoir à quel point lâcher une bonne histoire était dangereux. Mais ceux qui prétendent qu’on ne fait jamais deux fois les mêmes erreurs sont soit des naïfs, soit des prétentieux.

Pierre se mit donc à lire. Pas à feuilleter comme il l’avait fait, à lire vraiment, tout, du début jusqu’à la fin. Les livres d’André Kaspi et celui de Thierry Lentz, celui de David Horowitz et celui de William Reymond. Le roman de Don deLillo et ceux de James Ellroy. L’enquête de Jim Garrison. Angel Face, la BD de Charlier et Giraud. L’un appelant l’autre, tissant la toile de l’assassinat le plus médiatique du vingtième siècle. Le plus mystérieux, aussi.

Le total représentait pas loin de quatre mille pages, mais rien ne pressait. C’est même l’intérêt principal du métier d’écrivain. Le temps qui passe est relatif. Si vous voulez consacrer deux semaines à ne faire rien d’autre que lire, même des choses que vous avez déjà lues, personne n’y trouvera à redire. Vous pouvez tout aussi bien bouquiner jusqu’à deux heures du matin, vous lever à midi, sauter deux repas d’affilée et vous nourrir de café noir et de biscuits secs à l’anis, quelle importance ? Vous êtes seul, de toute façon, et le monde entier se fiche complètement de votre existence. Ce qui intéresse le monde entier - ou plus précisément, la minuscule fraction du monde entier qui lit vos livres - c’est la sortie de votre nouveau roman, à la rigueur la réédition en poche d’un de vos anciens. Le temps que vous passez à les écrire, les centaines d’heures consacrées à assembler des dizaines de milliers de mots avec les vingt-six lettres de l’alphabet, tout le monde s’en moque.

En terminant ce marathon de lecture, pendant cette semaine où il ne dut pas sortir plus de dix fois de la maison, Pierre eut l’impression de sortir d’un séjour au début des années soixante dans le sud profond des Etats-Unis, celui des nostalgiques confédérés, des fanatiques de l’esclavage, des admirateurs de l’apartheid, des anticastristes illuminés et des anticommunistes viscéraux. A une époque où la surenchère nucléaire battait son plein, où les missiles de Cuba avaient failli anéantir l’humanité dans une troisième et ultime guerre mondiale. Le bourbier vietnamien n’inquiétait pas encore les foules, le World Trade Center n’existait pas et personne n’avait planté de drapeau étoilé sur le sol lunaire. C’était un autre monde.

Quand il consulta sa boîte aux lettres électronique, ce mardi-là, quatre-vingt-douze messages entrèrent. Quatre-vingt-douze ! Le plus vieux datait du 18 février. il en jeta les trois-quarts : des offres promotionnelles pour des DVD vendus au kilo, des lettres d’information de fournisseurs d’accès, des éditeurs qui demandaient à le voir, seize messages du même journaliste (il en avait envoyé quatre par jour) sollicitant une interview et un tombereau de publicités proposant du Viagra à un prix imbattable ou une pompe révolutionnaire qui garantissait l’allongement du pénis. Bienvenue au vingt-et-unième siècle.

Dans la vingtaine de messages restants, un seul attira immédiatement son regard. Il était sobrement intitulé « wanted pierre sorensen, dead or alive ». La colonne réservée à l’expéditeur indiquait lnvigo@ddsb.com.
- Hélène ! Ça faisait longtemps...

Longtemps ? Tu peux parler, toi. Combien de fois tu t’es promis de lui téléphoner ? Combien de fois tu as raccroché avant la première sonnerie ? Hélène vivait depuis quatre ans au Nouveau-Mexique, à Santa Fe, et depuis au moins trois ans elle lui proposait de venir la voir. Evidemment, il ne l’a jamais fait. Trop de choses entre eux, ou bien pas assez, comment savoir ?

Pierre,

C’est en voyant ton bouquin chez mon libraire, l’autre jour, que j’ai pensé à toi. Tu sais comment ils ont traduit l’Eclipse de lune, ici ? Bien sûr tu dois le savoir, ton éditeur te tient au courant pour ce genre de choses, j’imagine. Mais bon, White Nightmare, je ne trouve pas ça terrible. Le cauchemar blanc... Personnellement, ça ne me donne pas envie de l’acheter. Et l’illustration de la couverture... D’une laideur !
Enfin, heureusement qu’il y a tes livres pour me rappeler que tu existes. Où en es-tu ? Le quatrième est bientôt fini, non ? Je te donnerai de mes nouvelles quand j’aurai des tiennes. Je sais, ce n’est pas très loyal, mais c’est le seul moyen que je connaisse pour te faire cracher le morceau. Sache seulement qu’il ne fait pas bon être français aux States par les temps qui courent. A Santa, ça va encore, le niveau d’instruction est largement au-dessus de la moyenne. Mais dès que tu vas un peu dans la cambrousse, il est plus prudent de masquer ton accent français - ou prétendre que tu es Québécois. Les seuls à prendre un peu de distance, en rase campagne, ce sont les flics navajos. L’autre jour, j’ai discuté un moment avec l’un d’eux : il m’a dit que ça nous donnait une petite idée, à nous autres européens, de ce qu’ils subissent depuis deux siècles. Une petite idée.
J’arrête là, j’en ai déjà trop dit.
A toi de parler.
Bises
Hélène.

Pierre l’imagina volontiers en train de faire un bras d’honneur à un pompiste d’Albuquerque ou de Los Alamos lui demandant si Hélène, c’était un foutu nom de bâtard de Français. Pas le genre à faire profil bas, la belle brune... Ça lui avait d’ailleurs joué des tours, petite, et il lui était arrivé plus d’une fois de rentrer chez elle avec une lèvre ouverte ou des griffures sur les bras.

Il lui répondit tout de suite. D’abord parce qu’il s’en voulait d’avoir gardé le silence aussi longtemps, et aussi parce qu’il faisait la plupart du temps comme ça avec le courrier électronique : soit il jetait, soit il répondait dans la foulée. Lui qui avait horreur du téléphone et qui ne supportait pas d’attendre des jours la réponse à un courrier postal avait tiré parti très vite des avantages du mel. Son côté instantané différé le ravissait.

Comme Trois secondes avant la fin était au point mort, Pierre évacua le sujet rapidement. Il lui avoua honnêtement être sans nouvelles de Samia depuis au moins un an - inutile de raconter des histoires, il mentait très mal pour un auteur de fiction, et de toute façon, Hélène finissait toujours par savoir la vérité. Trop d’amis communs, sans doute. Elle faisait partie de sa vie depuis l’école primaire, elle un an d’avance, lui un de retard. Ils habitaient à deux rues l’un de l’autre, dans la vieille ville. A la moindre occasion, ils se retrouvaient, avec Hugues, Sarah et Philippe. La place Saint-Jean était leur terrain de jeu préféré, et le panneau de stationnement interdit servait occasionnellement de poteau de torture. Au collège, la petite diablesse à la tignasse emmêlée muta pour devenir une jeune fille belle à tomber par terre. Face à elle, Pierre qui sortait à peine de l’enfance rougissait pour un rien, mais autant elle pouvait être impitoyable avec d’autres garçons, autant elle le ménageait. Au lycée, plus d’une fois elle avait semblé sur le point de céder à ses timides avances, mais quelque chose la retenait. Peut-être qu’au fond elle ne voulait pas de lui, qui sait ?

Alors, pour ne pas en souffrir, Pierre s’était éloigné d’elle pendant quelque temps. Ce n’était pas l’idée du siècle. Quand ils se retrouvèrent, au mariage de Nadia et Max, Hélène était plus épanouie que jamais. Cette nuit-là, au pied d’un très vieux platane aux racines apparentes, ils renouèrent une à une chaque fibre de leur relation, avec une infinie patience pour ne pas briser ces minutes si fragiles. Ils ne pouvaient pas se douter qu’ils vivaient là les meilleurs moments d’une liaison qui durerait deux ans. Peut-être Hélène l’avait-elle quand même pressenti. Cette nuit-là, elle était radieuse, comme délestée d’un gros poids, mais en même temps un peu absente, consciente peut-être d’avoir enfreint quelque chose de fondamental entre eux.

Pierre s’arracha à ses souvenirs et revint à son courrier. Fallait-il lui parler de son article pour Manuscrits ? D’ordinaire, il évitait de faire lire son travail avant de l’avoir terminé. Mais là, ce n’était qu’un papier, et il avait envie de partager quelque chose avec elle. Il ne savait pas exactement quoi (se pouvait-il qu’il l’aime encore ? Il chassa cette pensée avant qu’elle ne chemine trop loin en lui), mais à défaut ce texte ferait bien l’affaire. Et puis il s’était immergé dans cette histoire si profondément qu’il ne pouvait plus la passer sous silence. Plutôt qu’entrer dans les détails, il lui envoya le texte de l’article en pièce jointe. Elle serait donc sa première lectrice, comme au temps de Noces rouges.

Hélène lui répondit trois jours plus tard, alors qu’il tentait sans grand succès de reprendre pied dans la réalité après une nuit maussade à l’aide d’un café particulièrement serré qui lui retourna l’estomac.

Pierre,

Si je m’attendais ! Ça se voit que ton roman n’avance pas en ce moment. Quand tu es bien dans ton histoire, tu ne perds pas de temps à consulter ton courrier et encore moins à y répondre. J’ai regardé dans ma boîte : la dernière fois, tu avais mis exactement dix-neuf jours avant de réagir, et encore tu ne te souvenais même plus ce que je t’avais demandé. Enfin, je ne vais pas me plaindre.
J’ai lu d’une traite ton papier sur Kennedy. Encore une fois, ça m’a appris des choses sur toi : je ne savais pas que madame Geller te faisait cet effet. Quand même, ta mémoire est pleine de courants d’air ! Tu avais onze ans à l’époque et tu ne te rappelles pas du nom de Hugues ? Note que tu n’as pas vraiment changé depuis : quand tu me parles de tes petites amies, c’est toujours par leur prénom.
Je me souviens cette BD de Blueberry. Une fois, je te l’avais empruntée pour la lire et je ne la trouvais plus. Le savon que tu m’avais passé ! C’était ma faute, je ne faisais attention à rien, j’étais une incapable... Tu avais fini par la racheter. Et le soir même, ta mère avait retrouvé sous ton matelas celle que j’avais soi-disant perdue, tu te rappelles ? Un bon souvenir pour moi, du coup j’avais eu le droit de garder l’ancienne. Je l’ai toujours d’ailleurs. Ton texte m’a donné envie de la relire. Je n’avais pas fait le rapprochement avec l’assassinat de Kennedy. Mais bon, je n’avais que douze ans à l’époque.
Il me vient une idée, en te disant ça. Que dirais-tu d’une visite sur les lieux du crime, à Dallas ? Il y a un musée au cinquième étage du dépôt de livres, j’y suis allée l’an dernier. Et Dealey Plaza n’a pas du tout changé depuis quarante ans. Ici, où ils ont la manie de démolir le moindre immeuble pour en reconstruire un avec dix étages de plus, c’est un vrai miracle. Je pense que ça t’intéresserait. Et ça te donnerait enfin l’occasion d’honorer ta promesse, tu te souviens ?
Ne crains rien, je te promets de ne pas te sauter dessus. On sera sage comme des images. A moins que ce ne soit ça qui te fasse peur ?
A toi de voir.
Bises
Hélène

Comme d’habitude, le premier mouvement de Pierre fut de repousser la proposition. Aller à Dallas ? Jamais ! Visiter le Canada, ça oui, même s’il n’avait jamais été porté sur les voyages. New York, pourquoi pas. San Francisco éventuellement. Mais Dallas ! La synthèse de tout ce que les Etats-Unis ont produit de pire, un mélange de puits de pétrole, de dollars, de milliardaires de l’élevage, de 4x4 géants, de folklore minable... Franchement, disait-il à ceux qui lui reprochaient de ne pas bouger de chez lui, le monde est beau et ne manque pas d’endroits fascinants qu’une vie entière ne suffirait pas à découvrir. Raison de plus pour éviter les degrés zéro de la civilisation.

Et puis, la revoir, est-ce que c’était une bonne idée ? La dernière fois, c’était il y a cinq ans environ, quelques mois avant qu’elle ne parte aux Etats-Unis. Pierre s’en souvenait comme si c’était hier. Il signait des dédicaces de Noces Rouges dans la librairie Mosaïque à Die, dans la Drôme. Ils n’étaient pas très nombreux, les lecteurs, peut-être une vingtaine, mais ça lui laissait le temps de discuter avec chacun d’eux, il apprenait son métier d’écrivain sur le tas, et il avait tellement eu de mal à en arriver là qu’il ne s’accordait pas le droit de se plaindre de quoi que ce soit. Il adorait traîner dans les librairies depuis qu’il avait découvert Jules Verne et Robert Louis Stevenson, et s’il avait fallu passer le balai et faire les vitres pour gagner sa place, il l’aurait fait volontiers. Dans son dos, sur les étagères qui couvraient le moindre mètre carré de mur, il sentait la présence de Cervantès, Sénèque, Defoe, Levi, Wilde, Giono, une présence bienveillante et exigeante. Se dire qu’il avait désormais une petite place auprès d’eux, toute petite, mais une place quand même, suffisait largement à son bonheur.

Puis il la vit entrer, dans une robe bleue toute simple. Sans un mot, Hélène s’avança avec son livre sous le bras et le posa sur la petite table en souriant. Pierre se figea, la main levée au-dessus d’une page de garde qu’il avait commencé à dédicacer (« à Marie, en espérant ne pas la décevoir »), complètement pris au dépourvu. Ce roman, qu’elle avait lu alors qu’il n’était qu’à l’état d’un tiers de ramette A4 raturé de feutre rouge, ce roman qu’elle avait porté avec lui tout au long des dix-huit lettres de refus d’éditeurs, ce roman qui avait survécu à leur liaison et qui avait fini par être publié, il était là, posé entre eux comme un barrage infranchissable ou un pont frontalier. En clignant des yeux pour essayer de retenir ses larmes et en ordonnant à sa main droite d’arrêter de trembler, Pierre posa sur la page de garde trois points de suspension et dessina dessous un petit cœur. C’est tout ce qu’il était capable de faire à ce moment là, et ces quelques millilitres d’encre bleue incrustée dans la fibre du papier traduisait au mieux (ou au moins mal) son état d’esprit. Hélène baissa les yeux, reprit le livre et s’éclipsa. Arrivée à la porte, elle se retourna, porta l’index à ses lèvres, le retourna vers Pierre et disparut dans la rue Camille-Buffardel baignée de soleil.

Pendant deux ou trois jours, il oublia le courrier de son amie, reprenant en quelque sorte ses vieilles habitudes. Des idées lui étaient venues pour Trois secondes avant la fin, et s’il n’avait pas pour autant repris la rédaction du roman, il les avait notées dans le carnet à spirales qu’il emportait partout avec lui. Plusieurs fois, il s’était demandé comment réagirait quelqu’un qui trouverait ce drôle de carnet dans la rue ou sur un banc. Il n’y avait là-dedans jamais de phrases rédigées, juste des noms, des abréviations, des chiffres, des chronologies, et parfois des petits schémas que lui seul pouvait comprendre. Un esprit un tant soit peu paranoïaque qui découvrirait ces notes pourrait facilement imaginer des choses étranges : un complot, la préparation d’un attentat, les repérages d’un tueur en série, l’organisation du braquage d’une banque... Perdu dans un avion en route vers les Etats-Unis, par exemple, un carnet pareil pourrait déclencher une mobilisation générale des services secrets et une nouvelle vague sécuritaire. C’est en laissant son esprit divaguer de la sorte qu’il avait trouvé la trame de Trois secondes avant la fin, en appliquant à la perte d’un carnet de romancier la théorie du chaos.

Pierre mit à profit ces trois jours de répit pour faire réparer son iBook, dont le système d’exploitation n’en faisait qu’à sa tête. Plutôt que mettre lui-même les mains dans la machine (dangereux) ou de le renvoyer au service après-vente (mieux valait ne pas être pressé), il l’amena chez Francis, un type aux allure d’ours qui connaissait les Mac comme s’il les avait conçu lui-même. Sa méthode pour résoudre les problèmes aurait consterné n’importe quel informaticien de métier, mais elle était efficace. Il la qualifiait lui-même « d’empirisme empathique ».

- Si quelque chose ne marche pas, avait-il expliqué pour se justifier, il y a bien une raison, c’est pas juste pour t’emmerder. Et pour savoir ce qui ne marche pas, tu dois te mettre à la place du système. Adopter son point de vue. C’est pas compliqué ! Le romancier voulait bien le croire, mais il avait quand même du mal à pratiquer l’empathie avec un programme fonctionnant sur une série de zéro et de un. Chacun son truc.

Francis habitait dans le dernier endroit où on se serait attendu à trouver un génie de l’informatique. Ce matin-là, Pierre quitta la départementale juste après le pont et s’engagea sur un chemin caillouteux. Au passage, il jeta un coup d’œil à la botte en caoutchouc enfilée sur le poteau à côté de la boîte aux lettres.

- Une technique navajo, lui avait confié Francis. Pour éviter qu’un visiteur ne fasse plusieurs kilomètres de mauvaise piste pour rien, ils enlèvent la botte quand ils s’en vont et la remettent à leur retour. Bon, eux, ce n’est pas une botte de pluie verte qu’ils utilisent, mais ça marche aussi bien.

Sa maison, qui extérieurement ressemblait plutôt à une cabane de trappeur grand format, était blottie dans une clairière où broutait paisiblement l’âne Benjamin. La deux-chevaux bleu pétrole que Francis avait patiemment remontée pièce par pièce trouvait curieusement sa place dans le paysage. Un gros bidon recueillait l’eau de pluie tombée du toit et alimentait un abreuvoir en zinc où des rouge-gorge venaient se désaltérer.

L’ermite informaticien était occupé à poncer une vieille table, les manches de son épaisse chemise à carreaux roulées au-dessus des coudes. Pierre s’en voulu un peu de perturber un équilibre aussi parfait. Aussi il se gara assez loin, comme à son habitude, et attendit une bonne minute avant d’ouvrir sa portière et de descendre. Il faisait étonnamment bon pour une journée de fin février, comme si le printemps annonçait son retour prochain. Les rayons de soleil traversaient sans peine les branches dénudées et baignaient la clairière d’une lumière vive. Pierre s’étira, sortit le portable, fit un geste pour prendre sa veste et se ravisa. Le chat Guille vint se frotter contre la jambe du visiteur avant de se rouler méthodiquement dans la terre sablonneuse.

Il ne fallu à Francis qu’un petit quart d’heure pour identifier la panne et y remédier, juste le temps pour Pierre de boire un café et de regarder Benjamin dévorer le kilo de carottes qu’il lui avait apporté. Tout était d’un calme absolu. Comment dire ? Quand on arrivait là, on ne pouvait que se sentir en paix avec l’univers, et sans doute aussi avec soi-même. Exactement ce que Francis recherchait quand il s’était installé ici, il y a cinq ans. Jamais il n’avait voulu dire ce qu’avait été sa vie avant, mais les photos d’enfants accrochées dans la cuisine laissaient entrevoir un gouffre sans fond. On y voyait deux petites filles riant aux éclats, probablement des jumelles, et un garçonnet joufflu occupé à peindre en rouge un gros galet.

- Voilà, mister Hemingway, ça marche, s’exclama-t-il par la fenêtre ouverte.

Pierre se dégagea à regret du transat bleu et blanc défraîchi et le rejoignit à l’intérieur. La pièce devait faire huit mètres carrés et ressemblait à un atelier de menuisier, à la différence près que ce n’était pas du bois que Francis travaillait, mais du matériel informatique. Des antiques ordinateurs Apple à l’écran minuscule et globuleux côtoyaient les derniers modèles extra-plats, et contre une pile de magazines spécialisés s’appuyaient ce qui ressemblait à des disques durs. Il y faisait meilleur que dans le reste de la bâtisse, probablement grâce à la chaleur dégagée par les machines.

- Je t’ai téléchargé la mise à jour du système, tu n’auras plus de problème maintenant. Ton pilote d’imprimante déconnait aussi, j’en ai mis un plus récent. Ça devrait aller. Brave bête, va ! fit-il en tapotant le clavier du iBook.

Comme Francis refusait catégoriquement d’être payé (« j’ai mon boulot, ça je le fais pour me détendre »), Pierre avait décidé de lui offrir un livre à chaque fois qu’il faisait appel à ses services. Ça lui donnait bonne conscience, et surtout il savait que son ami les lisait. Francis ne l’avait pas attendu pour constituer sa bibliothèque - des centaines de poches alignés sur des rayonnages constitués de briques et de madriers - mais au moins le romancier y apportait une petite contribution. Et ça leur donnait un bon sujet de conversation, compte-tenu du fait que Francis ne parlait presque jamais de lui.

Un soir d’été, ils avaient ainsi discuté pendant plus d’une heure d’une nouvelle de Paul Auster, Le conte de Noël d’Auggie Wren. Francis avait trouvé l’histoire extraordinaire - elle l’était - et ça lui avait donné une idée : depuis, chaque midi, il photographiait avec un appareil numérique sa clairière et sa maison, toujours sous le même angle. Et quant il lançait un diaporama sur son écran de vingt pouces, défilait alors une infinie variation de lumière. Les feuilles de chêne recouvraient le sol, disparaissaient sous une pellicule de neige, puis mouchetaient les branches d’un vert tendre. Certains jours, tout se perdait dans un brouillard aussi dense qu’un édredon. A d’autres moments, le soleil vertical de juillet écrasait le décor d’une lumière aveuglante. Parfois, le vent courbait les arbustes, ou la pluie creusait des flaques semblables à de petites mares. Benjamin et Guille apparaissaient, puis disparaissaient. C’était une manière de capturer le passage du temps qui en valait bien d’autres, et Pierre ne manquait jamais l’occasion de découvrir les dernières séries de clichés comme on prend des nouvelles d’un ami. Sur une photo, une seule, une silhouette de femme un peu floue semblait traverser le cadre - elle avait dû passer en courant. Qui était-ce ? Pierre avait failli poser la question, puis il s’était abstenu. Ça ne le regardait pas, et Francis n’y fit jamais allusion. Cette fois-ci, le romancier amena un Stephen King en édition de poche, Sac d’os.

- C’est une histoire de fantômes et de maison hantée, tu verras. C’est très mélancolique, beaucoup moins gore que ce qu’il fait d’habitude, et sans doute ce qu’il a écrit de plus beau. Une fois que tu l’as commencé, tu ne le lâches plus. C’est la définition la plus courte que je connaisse d’un bon livre. Et probablement la seule.

Francis prit le pavé, le soupesa un instant et soupira :

- Une histoire de fantômes. Je crois que j’en connais un rayon. Bon, il va me falloir au moins un mois pour le finir. Arrange-toi pour ne pas avoir besoin d’aide d’ici-là.

Sur la route pour rentrer à la maison, le sac du iBook posé sur le siège passager avant, Pierre repensa tout d’un coup à la proposition d’Hélène. Il ne voyait pas grand monde ces temps-ci, pour ne pas dire personne. La boulangère (à qui il effleurait la paume de la main quand elle lui rendait la monnaie), le facteur et Francis devaient être les seules personnes à qui il avait adressé la parole depuis une semaine. Le mauvais temps le rendait maussade (il le regretterait quand la chaleur de l’été le clouerait au sol), le jardin demandait à être nettoyé, le robinet du lavabo gouttait et il fallait changer trois tuiles sur le toit. Sans même parler de ce disjoncteur qui sautait une fois par mois. Ce n’était pas vraiment des gros problèmes, c’était même rien du tout comparé à ceux qu’affrontent chaque jour les victimes du système, les défavorisés comme on disait. Mais quand Pierre n’allait pas bien, le moindre grain de sable prenait des allures de catastrophe. Il ne t’en faut pas beaucoup pour être débordé, disait sa mère. Elle avait raison, la brave femme, mais à quoi ce genre de remarque pouvait-il bien servir ?

Voilà comment le romancier en vint à reconsidérer la perspective d’un voyage aux Etats-Unis sous un jour nouveau. Pourquoi pas, après tout ? Quinze jours au soleil du Nouveau-Mexique lui feraient sans doute du bien. Depuis longtemps, Pierre admirait la civilisation navajo, sa métaphysique et sa médecine, essentiellement basée sur le rétablissement d’une harmonie perdue. Ce serait l’occasion de rouler dans la réserve et de s’arrêter dans les comptoirs d’échange. Hélène avait raison : il irait voir Dealey Plaza dans la réalité, il descendrait Elm Street au pas, il fermerait les yeux et imaginerait la foule par un vendredi anormalement chaud de fin novembre, les motards, la Lincoln présidentielle...

Enfin, même s’il ne voulait pas l’avouer, il avait très envie de revoir Hélène. C’était peut-être jouer avec le feu. Il ne savait même pas si elle était seule. Voyons voir, à quoi pourrait ressembler son type du moment ? Un grand black à la dégaine de basketteur qui lui balancerait des claques dans le dos ? Un avocat grisonnant et manucuré qui le regarderait avec condescendance ? Un petit nerveux latino en T-shirt moulant qui vivrait de trafic de poteries indiennes ? Jolie collection de clichés, mon vieux. Je te croyais plus doué que ça pour imaginer des personnages. Et si Hélène vivait seule, qu’allait-il se passer quand ils se retrouvaient en tête à tête à la nuit tombée dans sa maison vide ? Ils allaient juste se souhaiter bonne nuit, se laver les dents et se coucher chacun de son côté, comme ça ? Pierre avait toujours eu du mal à croire à la jolie fiction des ex-amants devenus amis. Des ex-amis devenus amants, il savait ce que ça donnait, oh oui, il avait même payé très cher pour savoir. Mais après tout, ça valait peut-être la peine de prendre le risque. De toute façon, il n’avait pas son pareil pour se mettre dans des situations inextricables. Un peu plus ou un peu moins...

Le temps de se garer devant le portail rouillé et sa décision était prise. Ce soir-même, il enverrait un message à Hélène pour lui dire qu’il arrivait.