Parce qu’elle a donné des pouvoirs démesurés au chef de l’Etat, et bien trop peu à la justice, la Ve République gaullienne n’est pas avare d’affaires plus ou moins crapoteuses dans lesquelles l’argent et la raison d’Etat forment un couple infernal. Mais celle déterrée par les journalistes d’investigation de Mediapart à l’été 2011 est sans doute la mère de toutes les affaires.
D’abord parce qu’elle implique directement le plus haut niveau de l’Etat, la présidence de la République et le ministère de l’Intérieur, parce qu’elle a pour protagoniste le régime déclinant de Mouammar Kadhafi, parce qu’elle brasse des dizaines de millions d’euros en liasses de billets de banque, et enfin parce qu’elle a débouché sur une intervention militaire dont l’objet manifeste était d’éliminer des Libyens devenus trop bavards.
Des conséquences en chaîne qui se propagent encore aujourd’hui
Le résultat, ce sont les parlementaires britanniques qui le donnent au terme d’une commission d’enquête sur les prémices de la guerre en Lybie. « Il en a résulté l’effondrement économique et politique, des guerres entre tribus et entre milices, des crises humanitaires et migratoires, l’extension des violations de droits de l’homme, la propagation des armes du régime libyen dans toute la région et la croissance de l’Etat islamique en Afrique du Nord. » [1]
Fabrice Arfi et Karl Laske ont travaillé six ans sur cette affaire qui, rappelons-le, est toujours en instruction. Le livre qui en fait la synthèse, Avec les compliments du Guide, Sarkozy-Kadhafi, l’histoire secrète (Fayard), est à la hauteur des meilleurs romans d’espionnage, même si souvent la réalité dépasse la fiction.
Le cash libyen a-t-il financé la présidentielle de 2007 ?
Depuis la première visite de Sarkozy en Lybie en octobre 2005, jusqu’aux derniers rebondissements de l’affaire en juillet dernier [ [La condamnation du diplomate Boris Boillon, l’homme à la valise pleine de billets.]], les auteurs cartographient les contours d’un scandale d’Etat, qui va de l’argent liquide ayant probablement servi à financer la campagne présidentielle de 2007 à la mort pour le moins suspecte de Kadhafi en octobre 2011. En passant par l’affaire des infirmières bulgares libérées en juillet 2007 après l’intervention de Cécilia Sarkozy, la visite d’Etat de Kadhafi à Paris trois mois plus tard et les multiples turpitudes des deux intermédiaires, Alexandre Djouhri et Ziad Takieddine.
Bien sûr, comme toujours quand les enjeux se mesurent en millions d’euros, les industriels ne sont jamais loin. De Total (qui lorgnait sur un gisement de gaz dans le sous-sol libyen) à Dassault (qui a tenté de vendre des Rafale à Kadhafi) en passant par EADS (qui livre des Airbus) et l’entreprise aixoise Amesys (fournissant clé en main un système de surveillance des communications, et notamment d’Internet), le livre met en évidence le point de départ de l’affaire : le cash libyen qui arrose large afin d’assurer au régime de Kadhafi une place dans le concert des nations, comme on dit.
Rama Yade, Bernard-Henri Lévy, Dominique de Villepin n’en sortent pas grandis
Relire ces épisodes d’une insondable bassesse donne une idée du niveau de probité atteint lors du quinquennat Sarkozy, même si la concurrence (antérieure et postérieure) est forte. Outre les principaux protagonistes, qui semble-t-il n’ont de vision de l’Etat que celle d’un gigantesque tiroir-caisse, on découvre les figures de Rama Yade, Bernard-Henri Lévy ou de Dominique de Villepin, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils n’en sortent pas grandis. Ceux-là sont très forts pour brandir toutes sortes d’étendards (les droits de l’homme, la justice, l’image de la France) avant de s’en servir de paillasson.
On sort de ce livre abasourdi par la gravité des faits et la facilité avec lesquels certains (pour l’instant) sont passés à travers les gouttes. L’affaire qui a frappé François Fillon début 2017, à côté de la calamiteuse aventure libyenne, c’est un peu comme la liaison entre Bill Clinton et Monica Lewinsky comparée au Watergate, ou plutôt aux preuves bidons qui ont conduit la deuxième guerre d’Irak en 2003. Vous vous souvenez ? Celle qui avait inspiré à Dominique Villepin son vibrant discours à l’ONU. En janvier 2015, le même aurait dit tenu ces propos à Djouhri, qui les a aussitôt rapportés au principal intéressé, Nicolas Sarkozy : « Il est d’une intelligence, quand même. Il se projette bien intellectuellement, et tu sens maintenant cette lumière qui l’amène vraiment à la victoire. » [2]