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Gérard Meudal : « Le traducteur interprète une partition qu’il n’a pas écrite »

Après avoir traduit en français les derniers romans de Salman Rushdie, il s’est chargé du monumental 4 3 2 1 de Paul Auster. Gérard Meudal nous parle de son parcours, de son travail et livre quelques secrets de fabrication.

Gérard Meudal a répondu à mes questions par écrit du 23 au 28 février 2018. Merci aux éditions Actes Sud de m’avoir mis en contact.

Lire aussi 4 3 2 1, mon article sur le roman.

Paul Auster a eu plusieurs traducteurs français (Christine Le Bœuf, Pierre Furlan). Avez-vous lu ces traductions ? En quoi peut-on dire que chaque traducteur apporte quelque chose de différent au texte original ?

Je crains de ne pas être le mieux placé pour répondre à cette question. Christine Le Boeuf et Pierre Furlan ont traduit chacun de nombreux livres de Paul Auster et ils connaissent parfaitement son univers. Pour ma part je n’ai traduit que 4 3 2 1 et même s’il s’agit de son roman le plus récent et d’un livre qui occupe manifestement une place privilégiée dans son oeuvre je ne me sens pas en mesure d’évaluer l’apport de chacun de ces traducteurs. C’est grâce à leurs traductions qu’avec tant d’autres lecteurs j’ai découvert Paul Auster et je leur en suis infiniment reconnaissant.

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Gérard Meudal

Il me semble que la traduction a beaucoup à voir avec la musique.Le traducteur interprète une partition qu’il n’a pas écrite et il le fait avec sa sensibilité tout en s’efforçant d’être aussi fidèle que possible à l’original. Un même texte traduit par plusieurs traducteurs différents donnera forcément des résultats différents. C’est peut-être même à cela que l’on reconnait la qualité littéraire d’un livre.

Vous avez aussi traduit Salman Rushdie, qui est un ami proche de Paul Auster. Est-ce lui qui vous a mis en relation ?

Franchement je l’ignore. Il est vrai que j’ai traduit en français les cinq derniers livres de Salman Rushdie et que celui-ci a récemment changé d’éditeur français passant de Plon à Actes Sud. Mais je ne sais rien des discussions qui ont pu avoir lieu entre Paul Auster et Salman Rushdie et c’est tout simplement l’éditeur Actes Sud qui m’a mis en rapport avec Paul Auster.

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Paul Auster et Salman Rushdie sont désormais édités en France par Actes Sud.

C’est le plus long roman de Paul Auster. Combien de temps faut-il pour traduire plus de mille pages ?

J’y ai consacré une dizaine de mois. En réalité la longueur d’un livre n’est pas la principale difficulté pour le traducteur. C’est peut-être même un avantage dans la mesure où on a le temps de s’immerger totalement dans l’imaginaire de l’auteur et de s’y sentir à l’aise.

Avant de traduire un roman, le lisez-vous une fois intégralement en anglais ? Si oui, quelle est la fonction de cette première lecture ?

Je ne lis pas intégralement le roman au préalable. Je préfère préserver l’innocence du lecteur qui découvre le texte avec surprise et intérêt au fur et à mesure de la traduction. Pour des raisons pratiques il est évidemment indispensable de se projeter un peu en avant dans le texte. En fait je procède par chapitre. Je lis à plusieurs reprises chaque nouveau chapitre avant de le traduire afin d’en saisir le mouvement, la tonalité et de repérer les passages qui nécessiteront éventuellement des recherches documentaires.

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Editions italienne, espagnole et canadienne.

« Rendre fidèlement en français cette impression qu’il s’agit d’un seul et même personnage »

Dans le cas précis du 4 3 2 1 de Paul Auster cette façon de procéder m’a paru bien adaptée puisque chaque chapitre met en scène un personnage différent et cependant semblable : le roman est constitué de quatre romans de formation parallèles qui racontent l’enfance et la jeunesse d’un personnage Archie Ferguson. Il porte le même nom, a les mêmes parents mais à un moment donné une différence de statut social fait bifurquer son destin sur d’autres voies. On a donc quatre récits qui évoluent parallèlement, s’entrecroisent, se contredisent.

La principale difficulté de cette traduction a été de rendre fidèlement en français cette impression que le texte original crée à la perfection à savoir qu’il s’agit d’un seul et même personnage tout en respectant toute la gamme de nuances de sensations, de voix, de sentiments qui en font des personnages romanesques différents.

Comment définiriez-vous le style de Paul Auster ? Il a évolué entre celui de ses premiers romans et ses trois derniers ouvrages, dans lesquels il construit des phrases très longues…

La question du style est particulièrement pertinente à propos de 4 3 2 1 parce qu’elle fait l’objet d’une véritable réflexion au coeur même du roman. Les quatre Ferguson vivent un destin différent mais ils se ressemblent évidemment beaucoup. Ils finissent par déteindre l’un sur l’autre et le lecteur à un moment ou un autre finit par les confondre. Ce n’est pas le résultat d’une défaillance du dispositif romanesque mais au contraire un effet savamment recherché car dans son penchant naturel pour l’identification avec un personnage, le lecteur est naturellement amené à penser que l’un des Ferguson est le vrai et que les autres ne sont que ses avatars, ce qui est faux bien sûr puisqu’ils sont tous les quatre des personnages romanesques, quoique...

« Chaque écriture possible est une forme que l’auteur a lui-même envisagée »

Mais à cette méditation sur les pouvoirs de la fiction, Paul Auster mêle une véritable interrogation sur la question de l’écriture et du style. Les quatre Ferguson ont tous un point commun : leur aspiration à devenir écrivain. On assiste donc à leurs premières années mais aussi à leurs débuts dans l’écriture. Chacun explore une voie très différente et le lecteur est invité à découvrir des échantillons parfois substantiels de leurs premières tentatives littéraires.

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Editions étasunienne, française et allemande.

L’exercice de style devient alors passionnant parce que chaque écriture possible est une forme que l’auteur a lui-même envisagée, adoptée, rejetée, pratiquée, en tous les cas une forme qu’il maîtrise parfaitement, qui aurait pu constituer une autre de ses écritures ou qui du moins en constitue une des nuances possibles. On croise ainsi entre autres un auteur passionné par les recherches formelles, un autre tenté par le fantastique, voire l’absurde, un autre plus intimiste, un journaliste et même un traducteur.

Sans renier aucune de ces voix, l’auteur privilégie tout de même celle qu’il donne à l’ensemble de son roman, une voix proche du mouvement intérieur de la pensée, qui vise l’évidence et la fluidité parfaite, ce qui, soit dit en passant, est un défi pour le traducteur.

Justement, pour relever ce défi, avez-vous été amené à échanger avec l’auteur ? si oui, sur quels points ?

En fait j’ai eu peu d’échanges avec l’auteur. Nous nous sommes longuement rencontrés une première fois au moment où j’entamais la traduction et c’était passionnant de discuter avec un auteur américain qui non seulement a une bonne connaissance du français mais en plus une réelle expérience de la traduction puisqu’il a traduit plusieurs auteurs français et non des moindres et que certaines de ses traductions font partie de 4 3 2 1, comme le poème d’Apollinaire, La Jolie Rousse.

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« Cela n’aurait aucun sens pour le traducteur français de retraduire Eluard ou Apollinaire en français »

Au cours du travail proprement dit nous n’avons pas eu d’échanges. En revanche la traduction achevée a été relue par l’auteur et il a bien entendu été tenu compte de ses remarques et de ses observations dans le résultat final.

Vous avez donc laissé des passages du texte en anglais, notamment des traductions de poésie française. Est-ce votre choix ou celui de l’auteur ?

Lorsque Paul Auster attribue à l’un de ses personnages des traductions de poètes français, (traductions qu’il a effectuées lui-même) il les cite évidemment en anglais. Cela n’aurait aucun sens pour le traducteur français de retraduire Eluard ou Apollinaire en français à partir de la version anglaise. Il n’est pas non plus possible de citer le texte en français, ce ne seraient plus des traductions. La seule solution, adoptée d’un commun accord est de citer les poèmes en anglais dans le corps du roman et d’en donner la version originale française en annexe, ce qui permet de surcroît au lecteur bilingue d’apprécier les traductions réalisées par Paul Auster lui-même.

« Il y a une complicité particulière qui s’instaure lorsque l’on traduit un auteur de la même génération »

Le travail du traducteur est-il différent quand l’auteur comprend lui-même le français ?

Pour ce qui est de traduire un auteur qui comprend le français, le travail du traducteur est le même et obéit aux mêmes exigences. Il est naturel qu’un auteur étranger qui parle français s’intéresse de près aux traductions françaises de ses livres. Il faut bien reconnaître toutefois que la principale difficulté de la traduction réside dans la langue d’arrivée.

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Paul Auster

Vous êtes de la génération de l’auteur (deux ans de moins), quels échos de votre propre jeunesse trouvez-vous chez Ferguson ?

Il y a une complicité particulière qui s’instaure lorsque l’on traduit un auteur de la même génération. Le roman de Paul Auster évoque l’histoire de l’Amérique dans les années 1950-1960 et je ne la connais évidemment pas aussi bien que l’auteur mais ce récit éveille bien des échos. Certains événements qui se sont produit aux Etats-Unis, comme l’assassinat du président Kennedy ou les mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam ont été à l’époque vivement ressentis en France. Mais ce n’est pas la chronologie historique qui importe le plus. 4 3 2 1 évoque les années de formation d’un gamin épris de cinéma et de littérature et tout lecteur un peu cinéphile ne peut que s’y reconnaître.

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Gérard Meudal est aussi le traducteur de Salman Rushdie.

Vous avez été journaliste à Libération et au Monde des Livres. Comment devient-on traducteur de fiction et quel effet ça fait de lire des critiques des livres que l’on a traduit ?

J’ai été en effet journaliste littéraire pendant de nombreuses années et je suis devenu traducteur par hasard et par passion. Un ami m’a fait lire un jour un recueil de nouvelles d’un auteur irlandais Joseph O’Connor, True believers (Les bons chrétiens). Le livre m’a tellement plu que j’ai décidé de le traduire. Connaissant bien le monde de l’édition il m’a été facile de convaincre un éditeur d’en acheter les droits (en l’occurrence les éditions Phébus) et je me suis lancé dans l’aventure en collaboration avec Pierrick Masquart, l’ami qui m’avait fait lire O’Connor car je ne me sentais pas le droit de m’approprier la traduction d’un livre que je n’avais pas découvert moi-même.

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Norman Mailer, Rick Bass et Joseph O’Connor ont également été traduits par Gérard Meudal.

« La notoriété d’un traducteur va de pair avec celle de l’auteur qu’il traduit »

Nous avons ainsi traduit ensemble cinq livres de Joseph O’Connor avec la satisfaction de faire connaître un auteur qui a rencontré un certain écho en France. Et puis j’ai vraiment pris goût à l’exercice, des propositions me sont arrivées de divers éditeurs et j’ai continué, seul cette fois, à traduire. Même si le fait peut paraître injuste et injustifié, la notoriété d’un traducteur va de pair avec celle de l’auteur qu’il traduit. Ce n’est pourtant pas plus facile ni moins méritoire de traduire un inconnu mais c’est ainsi.

Quand j’ai traduit le dernier roman de Norman Mailer ou les livres de Salman Rushdie, j’ai pu constater l’engouement que ces livres suscitaient de la part de la critique. Cela fait plaisir bien sûr mais ce n’est pas la qualité de la traduction, rarement évoquée, qui est en cause mais bien les mérites de l’auteur. Le traducteur, encore une fois, n’est qu’un interprète au service de l’auteur, il ne peut que se réjouir d’avoir contribué à faire entendre la musique de l’auteur auprès d’un large public.