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Le jour où Pelé

Quand le récit intime se télescope avec l’épopée sportive et l’histoire nationale : c’est le thème du dernier livre d’Abdelkader Djemaï, qui raconte avec passion la venue de Pelé à Oran, en juin 1965, juste avant le coup d’Etat de Boumediène.

On imagine mal, avec nos yeux blasés d’humains ultraconnectés du 21e siècle, ce que pouvait représenter pour un jeune Oranais de 17 ans la venue dans sa ville de Pelé au milieu des années 60. Double champion du monde en titre, couvert de gloire avec son club de Santos, Pelé est une star planétaire alors qu’il n’a que 25 ans. L’Algérie, indépendante depuis juillet 1962, est une jeune nation qui se cherche, sous la direction d’Ahmed Ben Bella, premier président de la République.

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Ce 17 juin 1965, le Brésil arrive à Oran où il doit disputer un match amical contre la sélection algérienne dans le cadre d’une tournée au Maghreb et en Europe pour préparer la Coupe du monde 1966. Affiliée à la FIFA depuis un an, l’Algérie n’a évidemment aucune expérience du haut niveau international : il faudra attendre 1982 pour qu’elle dispute son premier tournoi mondial et 1986 pour que sa route croise à nouveau le Brésil, cette fois en compétition.

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Mais qu’importe le résultat : à Oran, on se presse pour voir Pelé. Pelé à la gare, Pelé à l’hôtel Martinez, Pelé enfin au stade municipal d’El-Hemri, officiellement 45 000 places, mais pris d’assaut par 60 000 spectateurs.

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Dans le roman d’Abdelkader Djemaï, le match proprement dit n’occupe que le dernier tiers. Le reste, c’est une balade dans les quartiers d’Oran récemment libérés du colonisateur français et de huit ans d’une guerre féroce dont les traces sont visibles partout, sur les murs et dans les têtes. Mais aussi dans les boutiques qui vendent des meubles, des vêtements et des babioles laissés par les colons qui ont fuit en toute hâte, trois ans plus tôt.

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Le récit de Djemaï est incarné par le personnage de Noureddine, un double évident de l’auteur né comme lui en 1948 à Oran. C’est une immersion olfactive, acoustique, gustative et visuelle d’une précision extrême. Nul besoin de casque de réalité virtuelle quand la puissance de la littérature permet ceci :

« L’espace d’un soir d’été, le stade, enveloppé d’une rumeur vibrante, était devenu le cœur frémissant de la ville. Uns sphère phosphorescente dans un ciel toujours égal à lui-même. Les maisons, les rues et les lampadaires des alentours palpitaient dans la chaleur qui, tel un boxeur entêté, n’avait pas baissé les bras. Noureddine sentait la sueur couler sur sa nuque. Malheureusement il ne pouvait pas, comme quand il était gamin, frôler les jours de canicule avec sa tête le linge mouillé suspendu aux fils de la cour du haouch. »

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Dans ce stade d’Oran, il y a donc une foule considérable dans les gradins et sur la piste d’athlétisme, Pelé sur le terrain (pas de pelouse, c’est une surface probablement en terre battue, comme on peut le voir sur la vidéo documentaire de l’événement) avec le front entouré d’un curieux bandeau blanc et Ahmed Ben Bella dans la tribune présidentielle. Et ce soir-là, rien ne va se passer comme prévu.


 

Si la date est probablement anecdotique pour le Roi Pelé, un des 92 matchs joués en sélection, un des 77 buts marqués, elle ne l’est pas pour Ahmed Ben Bella, qui sera renversé une trentaine d’heures plus tard par un coup d’Etat militaire fomenté par Houari Boumediène. Ni pour Abdelkader Djemaï, qui collaborera un an plus tard au journal La République d’Oran, deviendra enseignant et finalement un des grands écrivains algériens de langue française.

En guise d’épilogue, ceci : trois ans et demi plus tard, le 9 février 1969, Pelé reviendra à Oran disputer un match dans le même stade, toujours contre l’Algérie, mais avec le maillot blanc immaculé de Santos. Les images d’archives montrent un stade comble baigné par un beau soleil d’hiver. Abdelkader Djemaï était-il là, dans la tribune de presse ?