TREMBLEMENT DE FRÈRES
S’il est impossible de savoir où en sera la Chine dans quarante ans, on peut toujours mesurer le chemin parcouru par l’Empire du Milieu depuis les années soixante : pour Yu Hua [1], cette embardée historique n’est comparable qu’à l’évolution de l’Europe de la fin du Moyen-Age jusqu’à nos jours. Pour passer du fanatisme sanglant de la Révolution culturelle au capitalisme sauvage actuel, il n’aura fallu aux Chinois que quarante ans. C’est ce que raconte Brothers, à travers l’épopée minuscule (au départ) et édifiante (à l’arrivée) de deux garçons, Li Guangtou et Song Gang, dans leur petite ville de province, le bourg des Liu.
Biologiquement parlant, Li Guangtou et Song Gang ne sont pas des frères. Mais la mère du premier s’est remariée avec le père du second au milieu des années soixante, juste avant que n’éclate la Révolution culturelle qui allait mettre la Chine à feu et à sang. Embarqués malgré eux dans une histoire qui les dépasse et qui va balayer leurs parents, Li et Song se retrouvent comme frères et font serment de ne jamais se quitter.
Pourtant, hormis cet attachement, tout les sépare : Li est un gosse débrouillard et rusé, très doué en affaires et capable de transformer un échec cuisant en réussite éclatante. Song, lui, à l’image de son père qui sera massacré par les gardes rouges, est d’une honnêteté et d’une droiture désarmante qu’il paiera d’incessantes humiliations.
Dans cette Chine-là, qui opère un virage idéologique à 180 degrés après la mort de Mao, mieux vaut être filou qu’avoir le sens de l’honneur. Et alors que l’un joue des coudes pour amasser une fortune avec n’importe quoi qui se vende ou qui s’achète, l’autre perd sa seule richesse, la plus jolie fille de la ville qu’il avait épousée.
Cette saga, parabole transparente [2] d’un pays passé brutalement d’un communisme fanatique à un capitalisme destructeur, est portée de bout en bout par une inventivité narrative digne des contes des Mille et une nuits. Dans Brothers, tout est démesure, qu’il s’agisse du nombre de plats de nouilles aux trois saveurs engloutis par Li Guangtou (en échange de la description des fesses des femmes matées aux toilettes publiques) aux coups encaissés par le père de Song Gang puni par les Gardes rouges.
La voracité sexuelle (et le penchant pour les jeunes vierges) du président Mao est reportée sur Li Guangtou, tandis que les figures du bourg, Tong le Forgeron, Guang les Ciseaux ou Yu l’Arracheur de dents représentent les cadres du parti, prompts à saisir la moindre occasion de s’enrichir lors du virage économique.
Mais Yu Hua ne se contente pas de décrire le changement dans les têtes : à la manière d’un Rabelais, il scrute les corps dans leurs moindres détails, des corps affamés, repus, meurtris, ravagés, remodelés (l’épisode du concours des Miss Vierges et des faux hymens atteint des sommets de bouffonnerie) et aseptisés qui n’en finissent pas moins, au bout du comptes, à l’état de cendres.