Celui qui pourrait changer le monde - Aaron Swartz, écrits recueil de textes - Editions B42

, par Bruno

C’était l’un des esprits les plus brillants de notre siècle. Aaron Swartz, qui s’est suicidé à 26 ans pour échapper à la prison, laisse un héritage considérable qu’un documentaire et un livre s’efforcent de transmettre.

Un livre, un documentaire, et à la fin un cocktail d’impressions (heureusement ?) assez rare : de l’admiration pour la clarté d’esprit de ce gamin à l’intelligence hors normes, de la reconnaissance pour ce qu’il a fait et essaimé durant sa trop brève existence, et du dégoût devant un gâchis comme le siècle précédent n’en a connu sans doute qu’un, avec le suicide en 1954 d’Alan Turing.

Aaron Swartz, considéré par la communauté activiste sur Internet comme un héritier de Tim Berners-Lee [1] s’est suicidé le 11 janvier 2013. Il avait 26 ans et risquait jusqu’à 35 années de prison à l’issue de son procès qui allait s’ouvrir quelques semaines plus tard. Qu’avait-il fait à la société pour mériter une peine aussi lourde ? Avait-il foncé dans une foule de manifestants à bord de sa voiture ? Ruiné des millions d’Américains à coups de subprimes ? Eliminé des civils sur un territoire étranger à l’aide de drones dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ?

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Rien de tout ça. Dans son recueil Dieu, Shakespeare et moi, Woody Allen conclut une de ses réflexions profondes impliquant un bûcheron par ceci : « la morale de cette histoire m’échappe, si ce n’est que six mois plus tard, le bûcheron fut traîné en justice pour avoir appris les chiffres romains à un nain ».

L’histoire d’Aaron Swartz est beaucoup moins drôle mais tout aussi absurde. Si le FBI l’a harcelé pendant trois ans, si le Département de la Justice en a fait une cible prioritaire alors même qu’aucune plainte n’était déposée contre lui, c’est que le bonhomme avait piraté les serveurs de l’éditeur JSTOR pour télécharger des millions de documents scientifiques, la plupart dans le domaine public, mais tous en accès payant.

La propriété privée est intouchable

Dans un pays où le respect de la propriété privée passe bien au-dessus celui des droits humains, c’est évidemment un crime majeur. Si on ajoute à ceci le fait que Swartz était un récidiviste, et qu’entre son inculpation et son suicide il avait pris le temps de défier l’Etat en faisant capoter le projet de loi SOPA [2], on mesure mieux l’urgence absolue de le voir derrière les barreaux.

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Dans le documentaire passionnant de Brian Knappenberger, The Internet’s Own Boy, le père d’Aaron remarque avec un féroce bon sens : « Steve Jobs et Steve Wozniak ont lancé Apple en créant des boîtiers Bluebox pour téléphoner gratuitement en piratant les réseaux, ce qui était évidemment illégal. Bill Gates et Paul Allen ont lancé Microsoft en se servant des ordinateurs de l’université, ce qui était strictement interdit. La seule différence entre Jobs, Gates et Aaaon, c’est que lui voulait rendre le monde meilleur, pas gagner de l’argent. »

La vie d’Aaron Swartz s’est terminée par une tragédie qui prive l’humanité d’un des esprits les plus brillants du 21e siècle. Né en 1986, Aaron a très tôt manifesté des talents exceptionnels, d’abord dans la programmation informatique puis dans des intuitions fulgurantes de ce que devait être le web, qui semblait avoir été inventé pour lui. Il a ainsi élaboré un embryon de Wikipédia, The Info Network, mini-encyclopédie collaborative et ouverte, à l’âge de 12 ans.

RSS, Creative Commons, Reddit

Deux ans plus tard, il contribue à l’élaboration du format RSS [3] dans une communauté de développeurs qui ne savent pas que le bonhomme n’a que 14 ans. L’année suivante, avec Lawrence Lessig, il travaille au principe des licences Creative Commons contournant les restrictions liées aux droits d’auteur. Puis il rejoint les fondateurs de Reddit, à 19 ans.

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Résumer son œuvre et son apport est impossible. Comme le dit Lawrence Lessig [4], « Aaron a appris plus de choses que la plupart d’entre nous n’en apprendrons jamais. Et il a élaboré plus de choses que la plupart d’entre nous n’en élaborerons jamais. »

Mais en lisant le recueil de textes publié par les éditions B42 en mars 2017, Celui qui pourrait changer le monde, on est sidéré par la clarté du propos et la finesse d’analyse de Swartz, que ce soit sur la culture libre, les médias, l’éducation ou la politique. Et on ne peut s’empêcher, par moments, de revenir au début du chapitre pour vérifier la date d’édition du texte [5]. Certains ont été écrits entre 14 et 19 ans...

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Prenons par exemple sa définition du centrisme en politique (lui qui était fondamentalement de gauche), page 210 :

« Le centrisme nécessite simplement de répéter un peu de ce que dit A et un peu de ce que dit B et de mélanger le tout. Souvent, les centristes ne semblent même pas s’inquiéter de savoir si les bouts qu’ils prennent ici et là se contredisent ou non. »

Ça ne vous rappelle rien ? Jupiter, son « ni droite ni gauche » et sa théorie du « en même temps », par exemple...

Ou encore, sur le système éducatif aux Etats-Unis (mais le nôtre est tellement meilleur, n’est-ce pas ?) :

« En résumé, l’école n’apprend pas vraiment quelque chose aux enfants, car elle ne vise pas vraiment à apprendre quelque chose aux enfants. Elle vise à apprendre aux enfants à rester tranquille, à faire leur travail et à être à l’heure. Ce n’est pas un accident. C’était le plan dès le début. »

Le plus triste dans cette histoire, c’est de se dire que les combats que Swartz a menés et ses démêlés avec le FBI, ce n’est pas arrivé sous l’administration Bush ou celle de Trump. Mais sous celle de Barack Obama, le type brillant, le prince des réseaux sociaux, le gars tellement cool qui poste des photos United Colors of Benetton pour dire qu’on est tous pareils…


 

Notes

[1L’inventeur du World Wide Web en 1989.

[2sur le droit d’auteur, loi tellement restrictive qu’elle menaçait le principe même d’Internet.

[3qui permet d’afficher automatiquement le flux de nouvelles émises par des sites web.

[4candidat aux primaires démocrates aux élections présidentielles étatsuniennes de 2016.

[5La plupart sont accessibles en anglais sur son blog toujours en ligne