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Dans la dèche à Paris et à Londres

Publié en 1933, le premier grand livre de George Orwell raconte son expérience, à la fin des années 20, aux côtés de ceux qu’on n’appelait pas encore les SDF. Etape décisive dans la vie de l’auteur de 1984, celle où il change définitivement de regard sur les opprimés.

Il y a des titres mystérieux, d’autres qui ne veulent rien dire. Et puis il y a ceux qui révèlent tout d’un bloc, sans chercher à se cacher. Dans la dèche à Paris et à Londres est de ceux-là. Au plus près des plus miséreux au cœur des deux grandes capitales européennes, avec eux dans la misère la plus noire, la faim la plus abjecte, la crasse sordide ou le travail abrutissant dans les cuisines d’un grand hôtel, le jeune Eric Blair (il a 25 ans quand son récit commence) se débarrasse petit à petit de ses oripeaux d’enfant de l’empire, celui dont la vie toute tracée avait démarré dans les prestigieuses public school britanniques avant de se poursuivre dans la police coloniale en Birmanie.

Dans la dèche à Paris et à Londres raconte ainsi deux histoires en une : celles des clochards dont la survie quotidienne est en soi une aventure tragi-comique, et la sienne, au cœur d’une métamorphose qui fera de lui l’un des plus grands écrivains du siècle, et l’un des principaux porte-voix d’un socialisme humaniste dans la lignée de Hugo et Jaurès. C’est aussi à ce moment-là, décidément crucial dans sa carrière d’écrivain et dans sa vie d’homme, qu’il prend le nom de George Orwell.

Drôle de livre que celui-là. Récit initiatique, description journalistique d’une précision clinique, Dans la dèche à Paris et à Londres est d’une modernité étonnante, même à soixante-quinze ans de distance.

Sans doute parce que son style, dépouillé, direct et extraordinairement vivant, vaut largement celui des grands reporters de son époque. « La faim réduit un être à un état où il n’a plus de cerveau, plus de colonne vertébrale. L’impression de sortir d’une grippe carabinée, de s’être mué en méduse flasque, avec de l’eau tiède qui circule dans les veines au lieu de sang. »

Mais aussi parce que son sujet, la dignité de l’homme quels que soient sa condition et son statut social, n’a malheureusement pas pris une ride malgré (ou à cause de) l’incroyable enrichissement des pays occidentaux.

L’extrême sensibilité d’Orwell à l’injustice et aux inégalités éclate à chaque page : « riches et pauvres ne se différencient essentiellement que par leur niveau de revenu, et rien d’autre : le millionnaire moyen n’est rien d’autre que le plongeur moyen arborant un complet neuf. Changeons-les de place et dites-moi, je vous prie, qui est le juge et qui est le voleur ? » Et s’il se permet de parler de la condition des plus démunis, c’est qu’il a pris la peine de partager leur existence, contrairement à d’autres bien-pensants : « Car enfin, que savent de la pauvreté la pupart des gens cultivés ? »

C’est pourtant bien à eux que s’adresse Orwell, en espérant leur ouvrir les yeux sur la réalité des vagabonds : « Je dis simplement que ce sont des êtres comme vous et moi, et que s’ils ne sont pas tout à fait comme vous et moi, c’est le résultat et non la cause de leur mode de vie. » Cette prise de conscience, Orwell va l’enrichir au cours des années suivantes, au contact des mineurs du nord de l’Angleterre (Le quai de Wigan) et des milices populaires du POUM pendant la guerre d’Espagne (Hommage à la Catalogne). C’est pendant ces années décisives, ces années trente où l’Europe tangue au bord du précipice, que va se forger le « socialisme de l’homme ordinaire », campé sur les idéaux de justice et d’égalité, dont Orwell sera le plus ardent défenseur.