L’ambassadeur qui sauva l’honneur de l’Amérique

Dans le jardin de la bête Un essai historique d’Erik Larson - éditions du Cherche Midi

, par Bruno

Un an de la vie quotidienne de l’ambassadeur étatsunien William Dodd et sa petite famille raconté par Erik Larson dans une forme littéraire hybride entre le roman et l’essai historique, mais où tout est vrai. C’était à Berlin, en 1933-34, près du Tiergarten.

La fin de l’histoire de la deuxième guerre mondiale — des Etats-Unis sauveurs du monde libre et propulsés au rang de superpuissance, une Allemagne détruite et morcelée — pourrait facilement simplifier le tableau. Hitler, c’était le mal absolu et Roosevelt, arrivé au pouvoir quasiment en même temps que lui, son ennemi juré. Or, la réalité est un peu plus complexe. La principale préoccupation de l’administration américaine, au début des années trente, c’est de faire rentrer les sanctions financières décidées par le Traité de Versailles en 1919 et infligées à l’Allemagne. Le reste est, au mieux, sans importance. Au pire, certains à Washington ne sont pas fâchés du sort qu’Hitler promet aux juifs. Quant à Roosevelt, aux prises avec une terrible crise économique et financière, son souci prioritaire est la mise en place du New Deal. C’est dans ce contexte qu’est nommé, à l’été 1933, le nouvel ambassadeur étatsunien à Berlin.

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Pour être franc, personne n’est très chaud pour ce poste qui semble être tout sauf une sinécure. Après plusieurs défections au sein de ce que les diplomates US appellent « ce bon petit club », le choix final se porte par défaut sur un historien universitaire sans grande envergure, le dénommé William E. Dodd. A 64 ans, cet homme sans fortune personnelle ne rêve que de deux choses : s’installer dans sa ferme de 200 hectares en Virginie et mettre la dernière main à une fresque historique sur le Vieux Sud. Autant vous dire qu’il n’y parviendra pas.

Envoyer un tel personnage — au mode de vie très simple, détestant les mondanités et les dépenses ostentatoires, entouré d’une femme aimante et embarquant avec lui son fils Bill et sa fille Martha, tous deux adultes — dans la fournaise qu’était le IIIe Reich a quelque chose de chaplinesque. A la lecture du pavé d’Erik Larson, minutieusement documenté et écrit comme un polar, on ne peut qu’être sidéré par la légèreté, le mot est faible, de l’administration américaine pendant la première année d’Hitler chancelier.

La force du livre de Larson — dont le titre, Dans le jardin de la bête, fait évidemment référence au Tiergarten voisin du quartier des ambassades et de la maison de Dodd — est de nous faire cheminer en parallèle dans cette année décisive (juillet 1933-juillet 1934) où Hitler assoit son pouvoir, et dans la découverte par William Dodd d’une Allemagne métamorphosée, sans rapport avec celle qu’il a connue dans sa jeunesse à Leipzig, en 1897. Ce cheminement, Larson le raconte d’une façon tout à fait originale, avec la liberté stylistique d’un grand auteur de fiction. Pour s’en convaincre, il suffit de citer la première et la dernière page de son introduction, qui semblent empruntées à celles d’un conte :

Un jour, à une époque très sombre, un père et sa fille se trouvèrent brusquement transportés de leur petite vie confortable à Chicago jusqu’au cœur de Berlin sous Hitler.

C’étaient des gens compliqués se mouvant dans une époque compliquée, avant que les monstres proclament leur vraie nature.

Si le personnage de Dodd est à lui seul un vrai personnage de roman (tour à tour naïf, candide, arcbouté sur ses principes, puis méfiant, inquiet et finalement horrifié par ce qu’il découvre, un peu tard), sa fille Martha n’est pas mal non plus : jeune femme libre en instance de divorce au pays, elle suit ses parents et son frère à Berlin et va mener la grande vie dans la capitale du Reich, réussissant l’exploit de réunir dans son lit de quoi faire une conférence internationale : un agent de l’ambassade de France, le dirigeant de la Gestapo Rudolf Diels, plusieurs correspondants de presse américains, l’écrivain Thomas Wolfe, le chef nazi de la presse étrangère Putzi Hanfstaengl et même un diplomate (et agent) soviétique, Boris Winogradov.

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Beaucoup moins sympathique et touchante que son père, Martha est longtemps aveugle et sourde à ce qui se passe autour d’elle. Elle aime la vie berlinoise, trouve les nazis charmants et ne comprend pas l’hostilité qu’on leur manifeste à l’étranger. Comme à son père, il faudra attendre la nuit des Longs couteaux (le 30 juin 1934) pour comprendre la vraie nature du régime et se sentir enfin menacée.

Cette Nuit des longs couteaux, qui vit Hitler se faire manœuvrer par plusieurs dirigeants nazis (Göring et Goebbels notamment) pour éliminer Röhm et les dirigeants SA, est longuement décrite dans le livre, tout comme quelques mois plus tôt le procès de l’incendie du Reichtag, où Göring fut mis en difficulté par le communiste Dimitrov. On découvre aussi à quel point, au printemps 1934, le régime nazi était vacillant, gangréné par les intrigues et les lâchages avec notamment le discours du vice-chancellier Von Papen le 17 juin 1934, où il s’oppose clairement à Hitler et gagne le soutien du président de la République, Hindenburg. Hitler est alors sur un siège éjectable, mais il passe un pacte secret avec l’armée pour lui donner les mains libres lors de la Nuit des longs couteaux. La mort d’Hindenburg en août lui ouvre un boulevard.

Quant à Dodd, il restera en poste à Berlin jusqu’en décembre 1937, ne cessant d’alerter Roosevelt sur la menace qu’Hitler fait peser sur la paix en Europe, et sur les persécutions qui se multiplient. Il ne sera pas entendu. Le département d’Etat, qui le déteste, finit par obtenir qu’il soit remplacé. Son successeur, Hugh Wilson, a tout de suite à cœur de mettre en avant « les aspects positifs de l’Allemagne nazie », accusant la presse américaine « d’être contrôlée par les Juifs » et admirant Hitler, « l’homme qui a sorti son peuple du désespoir moral et économique pour l’amener à cet état de fierté et de prospérité évidente dont ils bénéficient maintenant. » Tout rentrait dans l’ordre.