De A à X de John Berger, éditions de l’Olivier

, par Bruno

Roman épistolaire, roman sur la prison, roman à trous qui laisse au lecteur le soin de les combler, De A à X en dit aussi beaucoup sur notre époque, le terrorisme, la résistance, l’oppression et la liberté, via un jeune auteur de 83 ans, John Berger.

Le dernier roman de John Berger, De A à X, est un roman à lettres. Celles du titre, d’abord, A étant l’initiale d’Aïda, et X celle de Xavier. Et celles, envoyées par la poste, que Xavier garde dans sa cellule, rangées sur des petites étagères fabriquées avec des paquets de cigarettes. Ces quarante-sept lettres d’Aïda forment donc la colonne vertébrale de cet étrange récit entre une femme libre, pharmacienne et militante, et son compagnon, emprisonné à vie pour terrorisme.

L’endroit est indéterminé, les noms de lieux sont fictifs, aucune date n’est donnée. Les lettres elles-mêmes ne sont pas datées et sont présentées dans un ordre aléatoire, comme un puzzle dont les pièces auraient été dispersées et mélangées. Si seules les lettres d’Aïda ont été retrouvées, la voix de Xavier se fait tout de même entendre : le détenu a écrit à la main quelques mots au verso (laissé libre) des feuilles qu’il recevait. Le contraste est frappant entre la tendresse, la passion amoureuse, la description des gens, des choses et des paysages que fait Aïda, et ses notes à lui, qui ressemblent étrangement à celles que prendrait un écrivain avant de se lancer dans un manuscrit : la situation des désosseurs d’épave dans le tiers-monde, les promesses politiques jamais tenues, les stratégies de résistance, les lois injustes qu’il faut combattre, l’accès à l’eau potable...

L’extérieur que décrit Aïda est loin d’être idyllique : son environnement proche est celui d’une ville en état de siège, sous la coupe d’une armée d’occupation (on ne peut s’empêcher de penser à l’Irak, ou à la Palestine) où tout est précaire, rien n’est acquis. Comme si elle aussi était enfermée dans une prison plus vaste, sans barreaux mais sans espoir d’évasion. Pourtant, elle tire de ce quotidien ce qu’il a de plus beau, nourrissant ses lettres de bruits, de parfums, de couleurs, de sensations qu’elle offre en partage à celui qu’elle aime.

Par moments, elle évoque aussi des souvenirs de la vie d’avant, quand ils étaient libres ensemble, notamment dans un étonnant passage où ils sont dans un petit avion piloté par Xavier et qui fait des loopings. La description des manœuvres techniques est d’une précision chirurgicale, celle des sensations d’Aïda, qui voit la ligne d’horizon basculer et le sol venir à sa rencontre, d’une poésie renversante (c’est le cas de le dire) : « La terre et le ciel se sont enroulés autour du mât dans tous les sens comme un drapeau, et le temps s’est évanoui. Quand il n’y a plus d’équilibre, le temps s’arrête, pas vrai ? »

On ne saura pas grand chose du quotidien carcéral de Xavier, hormis une anecdote sur un chaton blanc retrouvé mourant dans la cour, on ne saura pas pourquoi il a été arrêté ni s’il a été jugé. Quand les lettres ont été trouvées, Xavier avait quitté sa cellule (évadé ? exécuté ? On ne le saura pas). De A à X est un roman à trous que le lecteur est invité à combler avec ses propres questions, son propre vécu ou son propre imaginaire. Par les temps qui courent, nul besoin, pourtant, d’avoir recours à l’imagination : en 2008, il y avait plus de 64 000 détenus dans les prisons françaises, et 577 816 gardes à vue ont eu lieu dans l’année, en hausse de 35% en cinq ans.

Sur le ruban de coton qui entoure le deuxième des trois paquets de lettres, quelques mots sont écrits à l’encre : « Nous n’avons pas l’espoir : nous lui donnons refuge. » Un message que John Berger, 83 ans, transmet ainsi aux jeunes générations.