Il y a plusieurs histoires dans la suite — très attendue — de Shining : tout d’abord celle de Danny Torrance, le petit garçon de l’hôtel Overlook, devenu adulte . Et celle de Abra Stone, enfant prodige ayant hérité du Don, comme Danny, mais dans des proportions autrement plus importantes. Mais aussi celle du Nœud Vrai, sorte de confrérie de vampires qui traversent l’Amérique d’Est en Ouest et du Nord au Sud à bord de camping cars grand luxe, à la recherche de combustible humain leur permettant de se régénérer.
Voilà pour le cadre. Ensuite, comme c’est presque toujours le cas chez Stephen King, chacune de ces sous-histoires en referment d’autres : pour Dan, il y a son passé très encombrant avec des fantômes de l’hôtel Overlook qui viennent le hanter, l’héritage de l’alcoolisme de son père et son lent travail de sevrage chez les Alcooliques Anonymes, et sa rédemption dans un hospice pour mourants. Abra et le Nœud Vrai vont de leur côté mener un combat sans merci, la première étant désignée comme proie de premier choix par les seconds.
Le personnage principal de Docteur Sleep (titre à moitié traduit qui ne ressemble à rien, sinon à un album de Titeuf), c’est avant tout la mort. Stephen King a eu 66 ans cette année, et cette route 66-là le rapproche chaque matin de l’issue fatale. On peut imaginer que ça l’inquiète. Dans son roman, il n’est question que de ça, au fond : les membres du Nœud Vrai sont, sinon immortels, en tout cas très vieux puisqu’ils se régénèrent en aspirant la vapeur qu’émettent certaines personnes en agonisant. Dan Torrance est capable de savoir que quelqu’un va mourir en apercevant des mouches noires sur le visage des condamnés. Et il sait endormir les mourants pour qu’ils partent rassurés.
Ce sont d’ailleurs les plus beaux passages du roman, hélas trop rares. Ces vieillards cabossés par la vie mais qui s’y accrochent pourtant posent leur main dans celle de Dan et projettent dans son esprit des séquences heureuses de leur existence, des flashes de petits instants de bonheur quand ils étaient enfants, puis à l’âge des premiers émois amoureux, aux premiers signes de l’âge mûr, avec leurs sensations, des couleurs et des odeurs d’une extraordinaire justesse. Nul ne sait si la mort, quand elle advient, ressemble à ça, mais on aimerait le croire. Puis vient le sommeil, celui dont on ne se réveille pas, et que Dan a la capacité d’appeler. Lui-même ressent ce qu’éprouve le mourant :
Les yeux de Charlie se fermèrent à nouveau. Dan ferma les siens et vit une lente pulsation bleue dans les ténèbres. Un... deux... stop. Un... deux... stop. [...] Et ce fut tout, il y eut une ultime pulsation bleue derrière les paupières closes de Dan, un ultime expiration de l’homme étendu dans le lit.
Ces séquences sublimes compensent largement les moments plus faibles du roman, ceux où l’on suit les turpitudes des affreux du Nœud Vrai, trop grand-guignolesques pour être crédibles. Et King nous offre en prime un très beau personnage féminin, celui d’Ara Rafaella Stone, ado surdouée dans la lignée de Carrie. Télépathe comme Dan, elle communique avec lui par bien des façons qui sont des moments de poésie pure.
En lisant Docteur Sleep, on pense beaucoup à l’impeccable Sac d’os, autre grande histoire de fantômes, et au Fléau, pour la lutte à distance entre le bien et le mal et la nécessité de régler ça en allant dans l’Ouest, comme si se rejouait à l’infini le thème de la Conquête. Finalement, l’héritage de Shining est assez anecdotique, même si King règle encore ses comptes (dans une note finale) avec Stanley Kubrick. Ou avec son fantôme.