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Ecologica

Juste avant de se donner la mort à l’automne 2007, André Gorz a rassemblé dans un volume sept articles publiés entre 1975 et 2007. Ecologica est avant tout un livre politique (d’écologie politique) qui montre à quel point le capitalisme est autodestructeur et qu’il est vain de vouloir le réformer. La crise actuelle lui donne raison.

FRAGMENTS D’UNE SOCIÉTÉ NOUVELLE

« En partant de la critique du capitalisme, on arrive donc immanquablement à l’écologie politique qui, avec son indispensable théorie critique des besoins, conduit en retour à approfondir et radicaliser encore la critique du capitalisme ». André Gorz écrit ces lignes en 2005, alors qu’il a déjà 82 ans. Mais cela fait bien plus longtemps qu’il travaille sur la question du productivisme, de la consommation de masse et de l’invraisemblable gaspillage de ressources qu’ils entraînent, sans même parler du gâchis de compétences et de créativité.

Dès 1980, il y a près de trente ans, il disait déjà : « le capitalisme opulent consiste à créer le plus grand nombre possible de besoins et à les satisfaire de façon précaire par le plus grand nombre possible de marchandises ». Une course sans fin à la croissance économique sans autre but qu’elle-même, quels que soient les dégâts qu’elle engendre et le nombre de victimes qu’elles laissent sur le bord de la route. « Nous ne produisons rien de ce que nous consommons et nous ne consommons rien de ce que nous produisons. Tous nos besoins et nos désirs sont des besoins et des désirs de marchandises, donc des besoins d’argent. L’idée du suffisant — l’idée d’une limite au-delà de laquelle nous produirions trop ou achèterions trop, c’est-à-dire plus qu’il nous en faut — n’appartient pas à l’économie ni à l’imagination économique. »

Il est frappant de voir comment, en 1975, André Gorz décrivait l’absurdité du tout-voiture (dans L’idéologie sociale de la bagnole) : vendue comme un moyen permettant d’accéder à l’autonomie et à la vitesse, la voiture a rendu son propriétaire dépendant des garagistes et des pétroliers, pour des temps de transport ne dépassant pas, dans les centre-villes asphyxiés, la vitesse de la marche à pied. Reprenant des données d’Ivan Illich, il explique que dans les années soixante-dix, un Américain moyen consacre trente heures par semaine à sa voiture, que ce soit en temps de travail pour la payer ou en temps passé à se déplacer avec. Il serait d’ailleurs intéressant de refaire ce calcul aujourd’hui, sachant que le prix du carburant en France est autrement plus élevé qu’aux Etats-Unis. Pour en sortir, explique Gorz, « il ne faut jamais poser le problème du transport isolément, toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la compartimentation que celle-ci a introduite entre les différentes dimensions de l’existence. »

Cet exemple est caractéristique de la pensée de Gorz, qui fut un temps proche de Sartre : ne jamais réfléchir aux problèmes de façon isolée. L’écologie, pour lui, ce n’est pas la défense de l’environnement mais bel et bien une alternative, une autre conception du monde : « la décroissance de l’économie fondée sur la valeur d’échange a déjà lieu et s’accentuera. La question est seulement de savoir si elle va prendre la forme d’une crise catastrophique subie ou celle d’un choix de société auto-organisée, fondant une économie et une civilisation au-delà du salariat et des rapports marchands. »

Selon Gorz, la fin du capitalisme est bien engagée (rappelons que l’auteur est mort avant le déclenchement de la crise financière actuelle), car « ce n’est pas le plein emploi, mais l’emploi lui-même que le postfordisme a entrepris de supprimer. »

Mais si André Gorz cite souvent Marx et en donne une lecture parfois surprenante, il s’intéresse aussi beaucoup au développement de l’économie de la connaissance et notamment au mouvement des logiciels libres, via le projet Oekonux [1] qui étudie le moyen d’appliquer ses principes à l’économie. Cette société nouvelle, épanouissante et fraternelle, il ne la verra pas puisqu’il s’est donné la mort avec sa compagne, Dorine, le 22 septembre 2007. Il nous reste à transmettre sa pensée, et pourquoi pas à appliquer.

[1Voir l’article que lui consacre la revue Multitudes