« Pourquoi inventer un personnage de femme alors qu’il en existait une toute prête ? » Voilà résumée en une interrogation toute simple la démarche entamée par l’illustratrice Catel (nom : Muller) et le scénariste Bocquet (prénom : José-Louis), quand ils ont décidé en 2004 de raconter l’histoire d’Alice Prin. Qui était Alice Prin ? Une femme du peuple, née en 1901 et morte dans l’oubli en 1953. Entre temps, elle sera devenue la Française la plus connue des Américains sous le nom de Kiki de Montparnasse.
Il aura fallu trois ans de travail et 336 pages à Catel et Bocquet pour raconter cette histoire incroyable dans laquelle se croisent Man Ray, Picasso, Robert Desnos, Ernest Hemingway, Jean Cocteau, Tristan Tzara, Modigliani ou Foujita. Car la vie de Kiki de Montparnasse dans le Paris bouillonnant des Années folles, au sortir de l’immonde boucherie de Verdun et du Chemin des Dames, n’est pas un roman, c’est beaucoup plus que ça. C’est une épopée, une tranche de l’Histoire de France à travers une destinée individuelle, un épisode aussi de l’émancipation des femmes, de la conquête de leurs libertés dans une société encore largement paternaliste.
C’est une histoire vraie, donc, racontée avec le parti pris du roman graphique (longueur de la narration, références historiques, noir et blanc, couverture souple) inventé par Art Spiegelman avec Maus il y a vingt ans et renouvelé récemment par le Persépolis de Marjane Satrapi. Le gros travail documentaire se traduit en annexe par neuf pages de chronologie et 18 portraits d’artistes ayant croisé la route (et parfois partagé le lit) de Kiki.
Kiki de Montparnasse, éditée par Casterman en mars 2007, a fait son chemin depuis. Primée à Angoulême en 2008, elle a été sélectionnée pour le Prix Littéraire des lycéens et apprentis de la région PACA 2009. Le 27 mars dernier, Catel et Bocquet ont ainsi rencontré les élèves de première du lycée profesionnel de l’Etoile avant de rejoindre la Médiathèque de Gardanne, où Envrak les a retrouvés.
Que vous apporte le contact avec les lycéens ?
Bocquet : Aucune rencontre ne ressemble à une autre. Ça dépend du travail en amont avec les enseignants et la documentaliste. Ça dure 1h30 à 2h, c’est plus long qu’un cours ! Il y a une très bonne écoute.
Catel : Leurs questions, leurs réflexions, ce n’est pas comme une séance de dédicaces. Là, il y a une remise en question pour nous, c’est moins confortable. Ce sont des questions très concrètes, d’un point de vue humain. Ils ont une lecture sans préjugé, ils ne sont pas dans le milieu littéraire. Des élèves réputés difficiles sont finalement ceux qui participent le plus.
Bocquet : C’est souvent la première fois qu’ils rencontrent des auteurs, vivants en plus ! Pour eux, les auteurs de livres sont tous morts.
Kiki, c’est un roman graphique ?
Bocquet : on est sur un format anormal pour une BD, en général c’est 48 pages. Un roman graphique peut faire 300 pages, voire 600, pourquoi pas ? Tout est possible. Un roman graphique explose les normes de la BD, même si tout est dit par l’action et par les bulles. La BD, c’est l’art de l’ellipse : qu’est ce qui se passe entre deux cases ? Ce n’est surtout pas du texte illustré.
Un roman graphique se lit plus comme un roman qu’une BD, ou comme un manga. C’est un format souple, plus petit, moins cher donc plus accessible. Ceux qui lisent un roman graphique sont plutôt des lecteurs de romans. Un roman graphique, en fait, c’est avant tout un format. Et la liberté de la longueur. La grande révolution mondiale, c’est Maus. C’est grâce à lui qu’on peut faire Kiki aujourd’hui.
Comment avez-vous travaillé ?
Catel : Il a fallu faire le tri dans les choses importantes, on ne pouvait pas tout mettre.
Bocquet : Kiki a écrit ses mémoires à 28 ans, on connaît son style, pour le reste, on invente les dialogues. Les autres, d’une manière ou d’une autre, ils ont dit ce qu’on leur fait dire. On vérifie les dates, on fouille les biographies, on a d’ailleurs relevé des erreurs de lieu ou de date.
Catel : Les repérages, c’est ce qui fait qu’on croit à notre histoire. Ça nous a pris trois ans de travail, pour aller sur les lieux, retrouver les rues, les bâtiments... On a cherché la maison de Kiki, un escalier en colimaçon. Les années 20, c’est plus romanesque que tout ce qu’on peut imaginer, la liberté, les rencontres avec des grands personnages. Une époque très intéressante.
Pourquoi Kiki ?
Bocquet : Quand j’ai débuté, la BD était un milieu de garçons, fait par des garçons pour des garçons. Il n’y avait pas de place pour les filles, du moins jusqu’à Brétécher. Depuis, ça a beaucoup changé. Pourquoi inventer un personnage de femme alors qu’il en existait une toute prête ? Kiki, c’est un travail sur la réalité documentaire et l’envie de raconter des histoires.
Catel : L’image de Man Ray avec Kiki de dos, Le violon d’Ingres, c’est la photo la plus vendue au monde. Mais qui connaît la vie de cette femme ? Elle a payé cher sa liberté. Tant qu’elle était jeune, belle, affriolante, ça allait. Après trente ans, c’est la chute. Ce n’était plus qu’une pauvre femme malade et oubliée.
Kiki n’était pas une féministe, mais sa vie était militante. Un modèle, à tous les sens du terme.
Et maintenant ? Après le succès de Kiki, vous allez continuer à travailler ensemble ?
Catel : Oui, bien sûr ! On cherche ce qu’on appelle les clandestines de l’histoire. En faisant Kiki, on avait bien aimé Lee Miller, photographe avant guerre et qui avait eu une liaison avec Man Ray. Finalement, on va travailler sur Olympe de Gouges. C’était une révolutionnaire, elle a écrit la déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 1791. On la prenait pour une hystérique, elle a fini décapitée.
Bocquet : On l’a tuée deux fois, physiquement et moralement : les historiens officiels de la révolution, comme Michelet, l’ont oubliée. Sur le fond, elle était vraiment moderne.