LA GRANDE GUERRE DU CHARBON
Dans ses quatre premiers romans, David Peace retraçait l’histoire vraie de l’éventreur du Yorkshire qui terrorisa l’Angleterre pendant neuf ans. Sa tétralogie s’appelait tout simplement 1974, 1977, 1980, 1983, et à ce titre, on pourrait considérer GB 84 comme une suite logique. Avec, dans le rôle de l’éventreur, le Premier ministre de l’époque, une certaine Margaret Thatcher. Et dans le rôle des victimes, les dizaines de milliers de mineurs en grève.
Le style est le même, très proche de celui de James Ellroy : très sec, dépouillé à l’extrême, avec des successions de phrases sujet/verbe rythmées par des répétitions. David Peace l’enrichit par sa patte, à savoir des monologues intercalés et maquettés sur deux colonnes avec une police différenciée. La structure narrative de GB 84 est ainsi très complexe, une demi-douzaine de personnages étant suivis soit à la première personne, soit par le biais d’un narrateur. Il n’est d’ailleurs pas facile de s’y retrouver, et les incessants changements de style brouillent systématiquement les repères. Heureusement que le récit est strictement chronologique, les chapitres égrainant les semaines, du 12 mars 1984 au 3 mars 1985.
On n’imagine pas ce que fut cette grève, le mur inébranlable que prirent de face Arthur Scargill, qui avait eu la peau d’un précédent Premier ministre conservateur [1], et le syndicat des mineurs. Lancés dans une grève massive pour rejeter une privatisation des charbonnages britanniques, les gueules noires subirent le même sort que les grévistes de la faim irlandais ou les militaires argentins aux Falklands. Margaret Thatcher mettait alors un point d’honneur à ne pas céder, quel qu’en soit le prix : banqueroute de l’Etat (la répression de la grève des mineurs coûta aux contribuables anglais la bagatelle de deux milliards et demi de livres sterlings, soit vingt-cinq milliards de francs de l’époque), violences policières, intimidations, désinformation, corruption massive, manipulation de faux mineurs non-grévistes, traque judiciaire (la grève fut déclarée illégale en septembre 1984...
C’est bien une guerre civile que décrit David Peace tout au long de 570 pages rageuses et terrifiantes. Barrages policiers aux abords des puits de mine, charges à cheval, grévistes battus sauvagement, dents cassés, nez éclaté, côtes brisées, crâne ouvert, des blessés par milliers et quelques morts des deux côtés, aussitôt transformés en héros ou en martyrs.
GB 84. Parfois, c’est à se demander si ce n’est pas 1884 qui est raconté, au pire de l’époque victorienne où le droit de grève n’existait pas et où les ouvriers pouvaient être frappés comme des chiens et jetés à la porte du jour au lendemain. C’est bien en 84 - 1984 - que deux adolescents de douze et quatorze ans sont morts en essayant d’extraire quelques blocs de charbon d’un terril instable, pour les vendre et gagner quelques sous pour Noël. C’est bien en 1984 que des familles entières vivaient dans la misère après des mois sans salaire, que des mères de familles se privaient de repas pour que leur bébé ait encore de quoi manger.
J’ai eu l’occasion, à l’été 1988 (quatre ans après les faits relatés dans le roman) de couvrir pour une radio les derniers jours d’une longue grève qui avait paralysé les puits de mine de Gardanne. Elle avait laissé des traces chez les mineurs, ceux qui voulaient aller au bout et ceux qui préféraient négocier. Le conflit avait été dur. Il avait duré quatre mois. Il faut imaginer la même chose, trois fois plus long, avec en face le pire gouvernement que l’Europe ait connu depuis la deuxième guerre mondiale. A travers ses personnages, qu’ils soient de la base (mineurs en grève et hommes de main des opérations spéciales) ou proches du pouvoir (un conseiller de Thatcher et le directeur exécutif du syndicat des mineurs), David Peace nous plonge tête première dans ce cauchemar éveillé. Ce n’est pas de tout repos, loin de là, mais c’est indispensable.