Infrarouge

de Nancy Huston - éditions Actes sud

Le douzième roman de Nancy Huston va au-delà des apparences, sur un registre photographique : qu’est-ce qui se cache derrière un voyage touristique en Italie entre un père septuagénaire et sa fille ? Quels secrets de famille vont en jaillir ? Pourquoi Rena capte-t-elle avec une pellicule infrarouge le visage de ses amants ?

CAPTER LA CHALEUR PLUTÔT QUE LA LUMIÈRE

Un roman de la canadienne Nancy Huston est avant tout un jeu de piste : on sait (à peu près) d’où on part, mais bien malin qui peut deviner où il va arriver, et encore moins ce qu’il va découvrir en chemin, puisqu’évidemment c’est bien là l’essentiel. Dans Infrarouge, l’histoire se passe ainsi fin octobre 2005, au moment même où la région parisienne s’embrase après la mort de deux adolescents dans un transformateur électrique de Clichy-sous-Bois. Ce n’est pourtant pas de ça dont parle le roman, ou du moins, de ce drame on n’en perçoit que l’écho par le biais de rares conversations téléphoniques entre la photographe Rena Greenblatt et son amant parisien Aziz.

Car Rena n’est pas à Paris (où elle travaille habituellement pour un magazine), mais à Florence, avec son père qui fête ses 70 ans et sa belle-mère. Ces huit journées en Toscane, dans les paysages de Michel Ange, de Dante ou de Savonarole, passés en visites de musées, de monuments historiques et en déambulation dans la campagne florentine, vont rapidement tourner au cauchemar tragi-comique. Entre Rena, 45 ans, libre comme l’air, artiste cultivée collectionneuse d’aventures amoureuses, et son père, chercheur vieillissant et diminué encombré d’une seconde épouse hollandaise et protestante, le courant ne passe vraiment pas.

Fidèle à son architecture narrative composée de niveaux à la chronologie imbriquée, Nancy Huston raconte (au moins) quatre histoires en une : le voyage en Toscane et ses merveilles artistiques cache la relation solaire et compliquée entre Rena et ses amants, qui cache les noires humiliations que Ewan, le frère aîné pervers, a fait subir à Rena, qui cache ce que les hommes humiliées font subir aux femmes. Le tout dans un style où se côtoient descriptions brûlantes de passion charnelle, échantillon des vies des grands maîtres italiens et horreurs infligées par ceux qui se croient forts à celles que l’on dit faibles.

Car ce qui rend un roman de Huston immédiatement reconnaissable, c’est sa manière de de jouer avec la langue, les langues (l’italien est omniprésent), et de faire se percuter des phrases antinomiques :

La guerre se poursuit donc tout au long de leur repas, créant une situation surréaliste. Terrasse de restaurant sur une placette près du marché — l’Hiver de la Faim — ils commandent du poisson grillé — la disette épouvantable de janvier 1945 — il y aura un peu d’attente — ils attendent des jours, des semaines — pas grave, ils ont du bon vin — rien à manger, aucun ravitaillement à Rotterdam — la bonne humeur règne — l’angoisse nous étreint — heureux d’être ensemble — on vole des bouts de charbon près des rails du chemin de fer — délicieux, ces calamars !

Infrarouge est aussi un roman sur la photographie, puisque Rena, on l’a dit, est photographe, comme son modèle Diane Arbus. Sa spécialité, c’est de photographier amants et paysages avec une pellicule spéciale, sensible non pas à la lumière mais à la chaleur :

En infrarouge, la neige est noire, les glaçons sont noirs, les lunettes sont noires, tout ce qui est frais est noir, noir, noir. Mais la peau sombre de mes hommes est subtilement ombrée, dotée de mille nuances lumineuses ; parfois, on peut voir les veines en transparence. L’infrarouge me permet de repérer ce que j’aime, ce que je recherche, ce qui m’a tant manquée, petite : la chaleur.

C’est enfin un roman sur le temps, son écoulement chaotique et ses strates superposées, le temps qui sépare et relie les parents et les enfants, celui qui relativise la durée, minuscule, d’une vie humaine quand elle est mise à l’échelle des grands monuments ou du cosmos :

Qu’est-ce qui est vieux ? La serveuse a vingt ans, ma douleur bientôt trente, les briques mangées par le lierre, huit cents, le soleil, quatre milliards... et tout est d’aujourd’hui : neuf, vif, à vif.