Quel point commun y a-t-il entre le Frankenstein de Mary Shelley, la panique financière en Virginie, l’épidémie de choléra dans le Bengale, la fonte des glaces dans l’océan Arctique, la peinture de Turner, le marché de l’opium dans le Yunnan ou un tsunami de glace qui a ravagé une vallée des Alpes ? Le point commun, c’est le Tambora, un volcan indonésien près de Bali qui dont l’éruption le 10 avril 1816 a non seulement dévasté l’île de Sumbawa, faisant 100 000 victimes, mais a changé le cours de l’histoire. Rien que ça.
Gillen d’Arcy Wood n’est pas un climatologue du GIEC, et c’est bien dommage. Car son indiscutable talent de conteur rendraient palpitants les rapports des experts internationaux sur le changement climatique. Professeur à l’université de l’Illinois aux Etats-Unis, Wood est spécialisé dans l’art et la littérature du XIXe siècle. Quand il évoque les œuvres de Lord Byron et de Mary Shelley, ou les tableaux de Turner, il est donc dans son domaine. Mais dans L’année sans été, ce qu’il raconte dépasse largement la littérature gothique en vogue à l’époque.
La plus grande catastrophe naturelle de l’histoire
Tout son mérite réside dans l’immense travail documentaire qu’il a abattu pour suivre la trace de la plus grande catastrophe naturelle de l’histoire, à côté de laquelle l’éruption du Vésuve qui a détruit Pompéi fait petit joueur. Il faut remonter à Santorin, 34 siècles plus tôt, pour en trouver l’équivalent. Ce jour-là, alors que Napoléon de retour à Paris mobilise en vue de la bataille de Waterloo, l’éruption du Tambora, commencée cinq jours plus tôt, touche à son paroxysme. 150 kilomètres cubes de débris sont projetés à une altitude de 44 kilomètres. Dans un rayon de 600 kilomètres, il fit nuit noire pendant deux jours consécutifs. Dans le ciel, le nuage de cendres qui allait détraquer le climat du globe pendant trois ans couvrait l’équivalent de la taille des Etats-Unis.
Rien que cette histoire, digne des derniers jours de Pompéi, est passionnante. Mais ce n’est que le début du récit de Wood. Ce que montre l’universitaire américain, ce sont les conséquences catastrophiques, à l’échelle planétaire, d’une éruption volcanique monstrueuse. En Europe et en Asie, le refroidissement de deux degrés de la température moyenne provoque un chamboulement des saisons et ruine les récoltes à la suite d’un été 1816 glacial et sans soleil. Des famines dramatiques s’ensuivent, comme en Irlande ou dans le Yunnan, en Chine. Au Bengale, la mousson est bloquée et le choléra se déchaîne, s’étendant de l’Inde à l’Europe en passant par la Russie pour atteindre l’Amérique en 1832, faisant des millions de morts. Le typhus, transporté par les poux, se répand dans une Irlande ravagée par la famine.
Au cercle polaire, les glaces fondent
Au cercle polaire, par un effet collatéral, le climat se réchauffe et les glaces fondent, faisant croire aux explorateurs que le mythique passage du Nord-Ouest tant recherché (qui relierait par voie maritime l’Atlantique et le Pacifique via le Canada) existe vraiment. Aux Etats-Unis, une période de prospérité liée aux rendements agricoles exceptionnels du Midwest est suivie d’une terrible crise économique quand l’Europe cesse d’importer des céréales. En Chine, la région du Yunnan, ruinée, voir ses paysans délaisser la culture du riz, de blé et d’orge pour celle du pavot qui servait à fabriquer l’opium, autrement plus rentable. Toute l’économie mondiale bouge et se transforme sous l’effet des perturbations climatiques.
Et Mary Shelley alors ? En juin 1816, la jeune anglaise (elle n’a que 18 ans) est en vacances dans les Alpes suisses avec celui qu’elle va bientôt épouser, Percy Shelley, Lors Byron et sa maîtresse Claire Clairmont. Le temps est épouvantable, il fait froid, la tempête fait rage, le tonnerre est effrayant et les Anglais restent à l’abri ce climat de fin du monde. Pour s’occuper, ils se racontent des histoires de fantômes. Elles inspireront à Mary Shelley un chef d’œuvre de la littérature gothique, Frankenstein.
Il y a tout ça et bien d’autres choses dans ce passionnant L’année sans été. Car ce n’est bien sûr pas qu’un livre d’histoire : c’est une description des réactions en chaîne provoquées par le changement climatique. En 2016, ce n’est pas un quelconque Tambora qui hantent nos nuits, mais le prix à payer d’une « gigantesque expérimentation mondiale de géo-ingénierie climatique, avec l’utilisation industrielle des combustibles fossiles. » C’est-à-dire l’Anthropocène, qui a démarré vers 1750 avec la révolution industrielle. Soixante-cinq ans avant l’éruption du Tambora.