<media1683|insert|right|class=shadow>En lisant la préface signée James Lee Burke, on se dit que le romancier de la Louisiane — et du Montana — charrie un peu : « S’il existe un roman homérique en langue anglaise, c’est La captive aux yeux clairs. » Rien que ça. Et pourtant, Burke a mille fois raison. Une fois terminées les 470 pages de ce roman qu’on ne devinerait jamais écrit il y a près de soixante ans, restent en tête des images que nul film ne pourrait offrir, même pas ceux de Howard Hawks qui a adapté le roman de Guthrie sur grand écran. On pense aussi à Danse avec les loups, le film de Kevin Costner (qui se passe trente ans plus tard, pendant la guerre de Sécession) qui raconte comment un officier de l’armée américaine se transforme au contact des Indiens.
Moderne, La captive aux yeux clairs (The Big Sky) l’est par sa façon de s’affranchir de toute convention romanesque. D’intrigue, il n’y en a quasiment pas, tout juste des moments-clés dans la vie de Boone Caudill et de quelques personnages périphériques dans leur trajet vers l’Ouest. Des scènes de navigation sur le Missouri, des combats contre les Indiens, des épisodes de chasse ou de survie dans la neige. Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui compte, c’est la description à la fois nostalgique et rageuse d’un pays magnifique au moment où il va disparaître sous le choc de la conquête blanche.
Guthrie a écrit ce roman dans les années 1940 [1]. La Captive aux yeux clairs se situe entre 1830 et 1843, c’est-à-dire un siècle plus tôt. A cette époque, tout le centre et l’Ouest des Etats-Unis est encore vierge et le Missouri sert de frontière. La Terre Promise, c’est le territoire de l’Oregon, sur la côte Pacifique. Et au milieu, c’est encore le territoire indien, dans lequel ne s’aventurent que les trappeurs et les mountain men. En 1945, les Etats-Unis sont la première puissance mondiale, ils ont lancé le feu nucléaire sur le Japon et s’apprêtent à conquérir l’espace.
<media1682|insert|center|titre|descriptif>
Ce pays immense et sauvage que Guthrie décrit n’existe plus au moment où il le raconte. Mais pour ses personnages, Boone Caudill, Dick Summers et Jim Deakins, le déclin commence. Le whisky et la variole font des ravages chez les Blackfeet et les Crows, les castors commencent à se faire rares et déjà les colons se pressent sur la route de l’Oregon. Le commerce et l’appât du gain s’apprêtent à bouleverser radicalement l’équilibre entre le pays et ses premiers habitants. « Les pieds-tendres arrivent en masse, y en a sur tous les bateaux, ils débarquent et ils gâchent tout le plaisir. Pourquoi ils restent pas chez eux ? » se plaint l’Oncle Zeb, un vieux trappeur qui voit le gibier disparaître petit à petit. « Dans cinquante ans, il ne restera même plus un pauvre bison. Vous verrez arriver les charrues dans les plaines et des gens s’installer pour cultiver la terre ». Ils feront même pire que ça : ils la creuseront, la foreront et la défigureront pour en extraire de l’or ou du pétrole après avoir décimé les Indiens.
Alors, Guthrie raconte. Il décrit les plaines à perte de vue sous un ciel infini : « C’était un monde immense, un monde de hauteurs, de profondeurs et de distances qui dépassaient l’imagination. On avait envie de se réfugier en soi, comme une tortue. [...] Il songea que tout avait été créé à la mesure d’un géant, comme si les proportions étaient devenues folles. A côté de l’ampleur des paysages de l’Ouest, les collines et les parcs de chez lui paraissaient minuscules et artificiels : un jardin entouré d’une clôture. L’âme humaine était poussée vers les extrêmes, elle aussi. La veille, elle s’était envolée, se sentant libre et sauvage, tellement insignifiante au milieu de cette immensité qu’elle échappait au regard et à la colère de Dieu. »
En contraste, il sait aussi décrire la nuit, cette nuit qui enferme et isole : « L’obscurité se refermait autour d’eux, conférant au feu de camp l’aspect d’un petit soleil. » Toute la vision cosmogonique de Guthrie est là, dans l’infiniment grand comme dans le tout petit. Les métaphores se répondent de page en page : « Allongé sur le dos, Boone contemplait le ciel nocturne constellé d’étoiles. Eclatantes comme des flammes, elles ressemblaient à des feux de camps qu’un voyageur apercevait sur une rive lointaine. » La boucle est bouclée : une étoile est un feu de camp qui est lui même un petit soleil. C’est ainsi que La captive aux yeux clairs est, en soi, un univers littéraire sans équivalent.