Deux tours de verre et d’acier dressées vers le ciel comme des sémaphores arrogants, ça vous évoque quelque chose ? On ne peut s’empêcher de penser au World Trace Center, évidemment, dont la destruction le 11 septembre 2001 sert désormais de borne marquant la fin du XXe siècle et le début du suivant. Dans La cité du futur (Last Year en VO), Robert Charles Wilson plante tours jumelles (nommés n°1 et n°2, comme celles de Manhattan) dans les plaines de l’Illinois, ce qui est original, et en 1876, ce qui l’est encore plus.
Il lui suffit d’ailleurs d’une phrase pour mettre le lecteur dans sa poche. Et cette phrase, c’est la première :
Deux événements marquèrent le premier septembre dans la mémoire de Jesse Cullum. D’abord, il perdit ses lunettes Oakley. Ensuite, il sauva la vie du président Ulysse Grant.
Voilà une entame prometteuse, et la suite ne déçoit pas, même si les aficionados de Wilson lui ont reproché de n’être pas allé au bout de son idée. Quelle idée ? Considérer le voyage dans le temps comme la visite d’un parc d’attraction, où les humains du XXIème siècle considèreraient ceux du XIXème comme une espèce en voie de disparition, en leur faisant miroiter ce qu’est l’avenir tout en se promenant dans un passé à la fois arriéré (au niveau des mœurs, de la sécurité et de l’hygiène) et édénique (un cadre naturel pas encore dévasté par l’industrie et la pollution).
Là où Wilson excelle, c’est dans la confrontation entre les deux univers, puisque ses deux personnages principaux, la vacher Jesse Cullum et la soldate Elizabeth DePaul, tous deux au service de Futurity, le consortium propriétaire des deux tours et voyagiste temporel. Le premier doit apprendre à bannir Chinetoques et Négros de son vocabulaire (même s’il constate qu’à Futurity, les Blancs sont toujours aux commandes et les Noirs s’occupent de la sécurité), la seconde à ne pas se faire remarquer par ses manières décontractées au contact des autochtones.
La baie vitrée, instrument du diable ?
Du coup, La cité du futur ne se départit pas du ton décalé de la phrase introductive. Quand ceux du XIXème parlent avec ceux du XXIe, les premiers sont stupéfaits devant l’hypothèse qu’un Noir soit élu président des Etats-Unis, et carrément incrédules quant au fait que deux hommes puissent se marier. Et si l’hélicoptère les fascine et l’ascenseur les stresse, une grande baie vitrée offrant une vue panoramique sur la plaine les terrifie.
Les seconds découvrent avec dégoût et mépris que le Midwest en 1876, ça pue, c’est sale, on peut y attraper toutes les maladies possibles et imaginables, et le niveau de violence n’a d’égal que celui de pudibonderie, de racisme et de mysoginie. Bref, l’Eden n’est pas ce qu’il devrait être.
La folie des grandeurs capitaliste en prend aussi un coup. Pour August Kemp, l’initiateur mégalo de Futurity, le tourisme temporel est avant tout une bonne affaire : rien de plus simple que de payer les autochtones en monnaie de singe, et de récupérer en échange des visites de la tour de l’or tout ce qu’il y a de plus authentique.
Se retourner contre le parc d’attractions
Mais bien entendu, Kemp n’a rien inventé, et les colporteurs et autres trafiquants de l’époque ont aussi flairé la bonne affaire : le trafic d’objets du futur (livres, smartphones et bien sûr armes) bat son plein, et, qui sait, toutes ces choses intéressantes ouvrant des possibilités nouvelles, elles pourraient bien se retourner contre le parc d’attractions...
A l’instar de Stephen King dans 22/11/63, Robert Charles Wilson ne se perd pas dans les détails du pourquoi du comment du voyage temporel. Il est ici question d’un miroir ouvert pendant un certain temps (cinq ans) et d’univers parallèles, mais on ne s’attarde pas dessus et c’est tant mieux : La cité du futur est au fond une histoire politique installée dans un récit d’aventures, c’est ce qui en fait son charme et son intérêt.