Les bassesses, les mensonges et les crimes

La fabrication du consentement Noam Chomsky et Edward Herman - éditions Agone

, par Bruno

Ecrit en deux temps (1988 et 2002), cet essai décapant sur le rôle des médias dominants en système démocratique décortique le modèle de propagande, exemples à l’appui. Fondamental.

Il aura fallu du temps à ce livre, écrit par Noam Chomsky et Edward Herman, pour arriver en France dans une traduction fidèle à l’original. Publié aux Etats-Unis en 1988 et réédité en 2002 en édition augmentée, La fabrication du consentement est sortie en France en 2003 par les éditions du Serpent à Plumes, avec un titre étrange (la Fabrique de l’opinion publique) et un contenu tronqué. Il faut donc rendre hommage aux éditions marseillaises Agone qui ont repris, avec Dominique Arias, un travail de traduction intégrale en 2009.

De quoi parle cette Fabrication du consentement ? Le sous-titre y répond déjà : de la propagande médiatique en démocratie. Et même si l’étude porte sur la façon dont les grands médias américains (journaux et télévision) ont traité les guerres d’Indochine (Vietnam, Laos et Cambodge), l’intervention américaine en Amérique centrale (Salvador, Guatemala, Nicaragua) et la tentative d’assassinat de Jean-Paul II, il n’est pas difficile d’extrapoler le modèle de propagande à la France et à sa presse bien-pensante.

Le modèle de propagande en question, c’est celui qui fait qu’en système démocratique, les médias relaient une pensée dominante au service des groupes qui les contrôlent (y compris l’Etat). « Il n’aura échappé à personne que le postulat démocratique affirme que les médias sont indépendants, déterminés à découvrir la vérité et à la faire connaître ». C’est ce postulat que Chomsky et Herman vont s’employer, à partir d’exemples très précis, à démonter pièce par pièce. Non, les médias ne sont pas indépendants, hormis quelques titres alternatifs et relativement confidentiels. Oui, ils défendent des intérêts qui n’ont rien à voir avec ceux de la majorité de la population.

Si le cœur du livre, au fond, ne nous apprend rien (d’autres en France y ont travaillé dessus, comme Pierre Bourdieu ou Serge Halimi) parce qu’on sait très bien pour qui travaillent Le Figaro, Les Echos ou TF1, son grand intérêt est d’attirer notre attention sur le traitement différencié des victimes. En clair, il y a celles pour qui il faut éprouver de la compassion parce que leur sort justifie les politiques suivies, et il y a celles qui n’ont aucun intérêt et dont il n’est pas utile de parler. Qu’on pense ainsi aux victimes américaines du 11 septembre 2001 en regard des populations afghanes et irakiennes qui ont subi les conséquences de la guerre contre le terrorisme.

C’est aussi et surtout un formidable livre d’histoire, et ce qu’il raconte sur les bassesses, les mensonges et les crimes de masses commis directement par l’armée américaine au Vietnam, au Laos et au Cambodge — ou indirectement au Salvador et au Guatemala — est tout à fait glaçant. Sans même parler des retournements de veste successifs de Washington vis-à-vis des Khmers Rouges, tout d’abord considérés comme le mal absolu avant de devenir alliés contre l’envahisseur vietnamien.

Certes, depuis la première édition du livre, Internet a quelque peu changé la donne et permis une relative démocratisation de l’accès et de la production d’une information alternative. Pour autant, « ceux dont les besoins d’information sont les plus critiques ne trouvent pas de solution dans Internet, nombre d’entre eux n’y ont pas accès. Internet n’est pas un outil de communication de masse pour ceux qui n’ont pas d’étiquette connue, ne disposent pas déjà d’une large audience et de ressources importantes. » Ces lignes datent de huit ans et peuvent être discutées, tant les choses évouent vite en ce domaine. Mais connaître les principes du modèle de propagande reste plus que jamais nécessaire.