La grande guerre pour la civilisation Robert Fisk - éditions La Découverte

, par Bruno

« La seule leçon que nous retenons de l’Histoire, c’est que nous ne retenons jamais les leçons de l’Histoire »

La région du monde qui fut le berceau de la civilisation, les rives du Tigre et de l’Euphrate, les terres des Sumériens et des Assyriens, cette minuscule portion du globe qui va de la Méditerranée aux gorges de Kaboul n’est plus qu’une gigantesque tombe. Dans le dernier quart de siècle, elle a subi l’occupation russe en Afghanistan, l’occupation israélienne au Liban, la monstrueuse guerre Iran-Irak, la colonisation de la Palestine par Israël, la guerre du Golfe et la répression de Bagdad contre les Kurdes et les Chiites, l’embargo criminel de l’ONU contre la population civile irakienne, le pilonnage de l’Afghanistan par les Etats-Unis, et pour finir (provisoirement ?) l’occupation américaine en Irak. Des millions de morts, une boucherie sans nom où le gaz sarin, les armes automatiques, les missiles, les mines antipersonnel, les bombes à fragmentation et l’uranium appauvri ont été mis en œuvre tour à tour ou simultanément. Comme l’écrit Robert Fisk sur la couverture de son livre, il s’agit de « La grande guerre pour la civilisation ».

Robert Fisk est ce journaliste anglais [1] célèbre pour avoir rencontré trois fois Oussama Ben Laden, quelques années avant le 11 Septembre. Mais il n’a pas fait que ça. En poste à Beyrouth, il a couvert toutes les tragédies citées ci-dessus. Et, comme si ça ne suffisait pas, il y en ajoute deux autres : le génocide arménien, et la première guerre mondiale à laquelle a participé le soldat Bill Fisk, son père [2]

Autant dire que ce livre monumental tant par son volume (934 pages) que par sa richesse tricote en permanence la grande Histoire et la trajectoire personnelle. Après avoir vécu tant d’horreurs, vu de près tant de corps mutilés, d’enfants défigurés, de femmes agonisantes, de vies dévastées, Robert Fisk n’est ni blasé, ni amnésique. Ce que les médias embarqués avec les soldats occidentaux ne racontent pas, il le décrit avec une précision et une humanité qui font de lui bien plus qu’un journaliste, bien plus qu’un historien, bien plus encore qu’un écrivain : un témoin de tout premier ordre de la grandeur et de la misère de la vie humaine. Il donne les noms des victimes civiles qu’il a rencontrées dans les hôpitaux, ces victimes que l’on ne prend même plus la peine de compter et encore moins de nommer. Le petit Ayman Matar, 18 mois, Palestinien, tué en 2002 par une bombe israélienne. L’Irakien Tarek Abdullah, 13 ans, frappé par une leucémie aigüe en 1998 après avoir ramassé des débris de munitions à l’uranium appauvri. L’Irakienne Amel Hassan, 50 ans, criblée d’éclats d’obus en mars 2003. Danielle Shefi, 5 ans, Israélienne, tuée en avril 2002 par les tirs d’un Palestinien.

Le récit de Robert Fisk est accablant pour les chefs d’Etat criminels de la région, qu’ils soient saoudiens, irakiens, koweitiens ou iraniens. Mais la responsabilité des ex-puissances coloniales européennes (France, Angleterre, de l’URSS, d’Israël et, au-delà de toute mesure, des Etats-Unis est écrasante. Ce sont eux, les soi-disant postes avancés de la civilisation, qui ont mis le feu aux poudres, soutenu les uns contre les autres, puis lâché les uns, armé les autres, elles qui ont fermé les yeux sur les horreurs irakiennes, cautionné l’occupation israélienne, fait main basse sur le pétrole qui baigne le sous-sol, détruit d’une main pour reconstruire de l’autre.

Un jour, forcément, il faudra que justice soit faite. Il faudra que les gouvernements qui ont violé les conventions internationales et les résolutions de l’ONU (une ONU dont l’impuissance a atteint au Moyen-Orient des sommets inégalés), qui ont affamé ces populations après les avoir bombardées, répondent de leurs actes. Et il faudra réparer.

En attendant, le livre de Robert Fisk prend toute sa place aux côtés des plus grands récits historiques, L’histoire de la commune de 1871 de Prosper-Olivier Lissagaray, C’est un beau jour pour mourir de James Welch, Hitler de Ian Kershaw, Si c’est un homme de Primo Levi ou Une histoire populaire des Etats-Unis de Howard Zinn. Un récit qu’il faut avoir lu pour comprendre ce qui se cache derrière la prétendue guerre entre le Bien et le Mal.

Notes

[1Il a écrit notamment pour le Times et pour The Independent

[2Vous pouvez écouter son témoignage au micro de Daniel Mermet, vous pouvez toujours patienter en écoutant les deux émissions de Là-bas si j’y suis que Daniel Mermet lui a consacrées les 27 et 28 octobre.