A la lecture de La moitié du paradis, une question demeure : comment se fait-il que Burke, dont le talent de conteur et la capacité à provoquer l’empathie du lecteur avec ses personnages, ait attendu encore vingt ans avant d’être enfin reconnu comme un des grands de la littérature étatsunienne ? Entre celui-ci, paru en 1965, et le premier opus de la série Robicheaux, La pluie de néon, il s’est passé vingt-deux années pendant lesquelles Burke n’a publié que quatre romans, dont le dernier, Le boogie des rêves perdus (1986), l’a remis en selle.
Dans La moitié du paradis, qui raconte les trajectoires de trois jeunes américains à la dérive, tous les thèmes de l’œuvre à venir sont déjà en place : la capacité extraordinaire à décrire les paysages de Louisiane, la précision dans la narration, le sens des dialogues et cette manière subtile de laisser venir les catastrophes. La différence avec la série des Robichaux, c’est que là, Burke n’a pas de personnage à sauver, et peut donc se permettre d’aller au bout d’une logique d’échec.
On découvre donc J.P. Winfield, musicien doué mais embrigadé dans une campagne électorale qui le détruira, à grands renforts de barbituriques d’abord, de cocaïne ensuite. Il y a aussi Toussaint Boudreaux, qui pourrait faire carrière dans la boxe mais qui se retrouve en camp de travail après avoir été arrêté pour trafic de marchandises. Enfin, Avery Broussard, alcoolique, tombe également à la suite d’une opération de contrebande de whisky.
Aucun de ces trois personnages n’est un criminel en puissance, ils ont seulement eu le tort d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Pris dans un engrenage dont ils ne peuvent se défaire, ils iront au bout de leur destinée tragique, tout en tentant de préserver leur dignité.
Burke nous offre une suffocante scène de chasse à l’homme dans les marécages de Louisiane, où un prisonnier en cavale pense trouver un abri temporaire. Dans La moitié du paradis, il y a aussi des descriptions extrêmement réalistes de l’état de manque d’un cocaïnomane. Mais la scène la plus déchirante se trouve dans le dernier chapitre, consacré à Avery Broussard. Bien moins spectaculaire que les dernières scènes de Winfield ou Boudreaux, elle conjugue superbement l’anecdotique et le drame, ce pas-de-chance qui fait basculer des vies.