télécharger l'article au format PDF

La seconde guerre mondiale

Au cours d’un recueil magistral de près de mille pages, Antony Beevor confirme qu’il est bien le meilleur historien contemporain de la seconde guerre mondiale. Comme d’habitude, son récit se construit au plus près des anonymes et des vaincus.

L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs

Ses trois précédents ouvrages (Stalingrad, La chute de Berlin, D-Day et la bataille de Normandie) portaient sur des moments-clés de la seconde guerre mondiale. Mais là, Antony Beevor est passé à l’étage au-dessus : tout raconter, du début à la fin, de la frontière polonaise à Nagasaki en passant par Pearl Harbor, Koursk, Bir-Hakeim, Londres, Monte Cassino et Dresde en un vertigineux, étourdissant et souvent nauséeux tour du monde de la folie des hommes. Le tout en mille pages tellement denses qu’il faut bien trois semaines pour en venir à bout.

JPEG - 52.8 koLa marque de fabrique de ce remarquable conteur qu’est Antony Beevor, c’est le changement de perspectives. Ses livres traitent évidemment des batailles, des stratégies, des rencontres au sommet, mais ils donnent toujours un contrepoint en se plaçant, comme le faisait Howard Zinn, du côté des vaincus, des anonymes, des oubliés des manuels d’histoire. Habitants de Londres sous le blitz, jeunes pilotes inexpérimentés de la RAF, Juifs d’Ukraine massacrés dans les fossés, paysans chinois ballotés entre nationalistes et occupants japonais, ou encore civils allemands brûlés vifs dans les bombardements urbains.

A côté des Patton, Montgomery, Eisenhower, Joukov, Koniev, Guderian ou Rommel, Beevor raconte l’incroyable destinée de Kyoungjong Yang, un Coréen né en 1920. Recruté de force par les Japonais en 1938, il est incorporé dans l’armée japonaise en Mandchourie. En 1939, il est fait prisonnier par l’Armée rouge, placé en camp de travail et incorporé en 1942. L’armée allemande le capture en 1943 en Ukraine, et l’envoie renforcer la Wehmacht en France en 1944. Lors du débarquement, il est fait prisonnier par les Américains en Normandie. Puis part pour les Etats-Unis où il vit jusqu’en 1992. Sa survie au milieu d’un tel enfer est un miracle.

Le livre compte tant d’anecdotes passionnantes qu’on les relève de peur d’en manquer une, du moins au début car il y en aurait trop. Par exemple, page 122, on suit la visite de Winston Churchill à Paris au Quay d’Orsay le 16 mai 1940, alors que les Allemands sont à 120 km de là, à Laon. Pendant que les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères transportent des documents dans des brouettes pour les brûler, « Reynaud le reçu en robe de chambre et en chaussons ».

En bon britannique, Antony Beevor ne résiste pas à la tentation d’un peu d’absurde au milieu de tant d’horreurs : il raconte ainsi comment les aviateurs polonais découvrent l’Angleterre et « les horreurs de la cuisine britannique », sous la forme de sandwiches à la pâte de poisson ou de mouton et de chou trop cuits. Autre anecdote so british : un aviateur polonais dont l’avion est abattu saute en parachute et atterrit sur un club de tennis. « Il fut inscrit en tant qu’invité, on lui prêta une raquette et une tenue blanche, et on le convia à se joindre au match. Il démolit ses adversaires et quand un véhicule de la RAF vint le récupérer, il les quitta totalement épuisé. »

En 1942, en Birmanie, les Japonais s’apprêtent à prendre Rangoon. « Dans la ville à moitié déserte, le gouverneur Sir Reginald Dorman-Smith et son adjoint disputèrent une ultime partie de billard après avoir vidé les dernières bouteilles de la cave à vin. Puis, pour que les Japonais n’aillent pas mettre la main sur les austères portraits des anciens gouverneurs, ils bombardèrent les toiles à coups de boules de billard. »

Dans les colonies britanniques, il y avait de drôles de gaillards, comme cet Orde Wingate, un général de brigade rapidement monté en grade en Birmanie. « Il souffrait presque certainement de psychose maniaco-dépressive et avait tenté de se suicider en se tranchant la gorge [...] Il déambulait tout nu, mâchait des oignons crus, faisait passer son thé dans ses chaussettes et portait parfois un réveil au bout d’une chaîne autour de son cou. »

A côté de ces loufoqueries, il y a bien sûr l’immense folie destructrice qui a abouti à 70 millions de morts [[sur une population de 2,3 milliards, soit 3% du total. Rapporté à la population d’aujourd’hui, ça représenterait 210 millions de victimes], avec des épisodes particulièrement ignobles : l’anéantissement de Varsovie en septembre 1944, la destruction atomique d’Hiroshima et de Nagasaki, le siège terrible de Stalingrad, les cas de cannibalisme dans les îles du Pacifique tenues par les Japonais et à la toute fin, deux questions cruciales : pourquoi les Alliés, et notamment le fanatique Arthur Travers Harris, chef du Bomber Command britannique, ont-ils décidé de raser les villes allemandes (causant la mort d’un demi-million de civils et la destruction totale de soixante agglomérations) ? Et comment ont-ils pu laisser en état les infrastructure ferroviaires et l’organisation des camps de la mort ?

Ce qui ressort de façon tragique à la lecture d’Antony Beevor, c’est à quel point l’incompétence était partagée, aussi bien par les Alliés que par les forces de l’Axe. Des centaines de milliers, des millions de vies humaines ont été sacrifiées dans des opérations militaires perdues d’avance, que ce soit dans les plaines russes, le désert lybien ou les montagnes chinoises. Les chefs militaires étaient souvent soit aveuglés par leur soif de conquête, soit engagés dans des conflits byzantins entre eux, soit encore incapables de rejeter des ordres criminels donnés par Hitler ou Staline.

Et les chefs d’Etat ne valaient pas beaucoup mieux : outre les deux psychopathes déjà cités, ni Winston Churchill ni Franklin Roosevelt ne sortent grandis. Le second était facilement manipulé par Staline, et le premier, trahi par son émotivité, avait sérieusement envisagé de prolonger la guerre à l’été 1945 contre l’Armée Rouge. L’opération s’appelait Unthinkable (impensable). Le terme était bien choisi : toute l’époque était impensable.