Une BD peut-elle avoir des vertus pédagogiques ? Et un reportage photo ? Tout est affaire de regard, de sensibilité, de connaissance du sujet et de capacité à bien raconter. Pour comprendre ce qui se joue en Afghanistan depuis trente ans, la lecture du Photographe est un moyen qui en vaut bien d’autres. Ces trois tomes parus entre 2003 et 2006 (récompensés par un prix à Angoulême en 2007, catégorie Les essentiels) racontent la découverte de l’Aghanistan en guerre par un photographe travaillant pour Médecins sans frontières, à l’automne 1986. C’est le fruit d’un projet porté par le dessinateur Emmanuel Guibert (l’auteur de La guerre d’Alan et le scénariste des BD pour enfants Ariol et les Sardines de l’espace), de son ami Didier Lefèvre (le photographe, c’est lui) et du graphiste Frédéric Lemercier.
Le photographe est à l’intersection entre la BD et le recueil de photos, ces dernières, en noir et blanc, sont présentées pour la plupart sous la forme de planches contact, comme les cases d’une BD. Les dessins, qui s’enchaînent avec les photos dans la même planche, sont en couleur. Un peu comme si, dans une surprenante inversion, les photos étaient les esquisses des dessins, et ces derniers le storyboard d’un film dont on ne verrait que les photos.
Le dessin de Emmanuel Guibert ressemble par moments, et ce n’est bien sûr pas un hasard, aux planches épurées et contemplatives de Tintin au Tibet. Surtout, il se faufile dans les interstices laissés par les photos de Didier Lefèvre, montre ce que le photographe n’a pas pris tout en nous laissant la place pour imaginer le reste. Par mimétisme, il décompose lui aussi un mouvement comme peut le faire une série de clichés dans une planche contact.
Le texte aussi est remarquable. Comme si, d’après le récit de son ami Didier Lefèvre, Emmanuel Guibert avait appliqué à la narration les effets de la marche dans les montagnes afghanes : toute la graisse superflue est brûlée par l’organisme, et la tête est disponible pour contempler les merveilles du paysage. Là, c’est pareil : le style est sec, parfois presque télégraphique, mais il laisse toute sa place à l’émotion.
Un exemple ? Dans le tome 1, alors que Didier Lefèvre s’émeut du sort d’un cheval agonisant sur le bord d’un chemin, un de ses compagnons lui propose de se faire prêter une kalashnikov pour achever l’animal. Commentaire de Didier, écrit par Emmanuel Guibert : “Moi ? Mais je n’ai jamais tiré sur personne, moi. Je vise, moi, je ne tire pas” alors qu’on voit le photographe (dessiné) cadrer le cheval mourant (montré en photo). Ou encore : “Une amélioration des photos passe nécessairement par une amélioration des relations avec les gens.”
Le photographe est aussi au croisement de la petite histoire, celle d’un photographe intégré dans une équipe de MSF (on dirait aujourd’hui embedded, terme popularisé par la première guerre du Golfe) et qui décrit le plus honnêtement possible ce qu’il voit et ce qu’il sait ou ce qu’il découvre, et de la grande histoire, celle de la guerre d’Afghanistan menée par l’URSS entre 1979 et 1989, la toute dernière d’une guerre froide à l’agonie. Même si, dans les trois tomes, on ne verra jamais de soldats russes et quasiment aucune scène de combat. La guerre est en arrière-plan, comme un bruit de fond semblable à celui des hélicoptères qui survolent de temps à autre les caravanes. Elle est aussi dans le regard des enfants et des vieillards, mutilés, que soignent les équipes de MSF dans des conditions plus que rudimentaires.
Le photographe est encore, d’une certaine manière, le making-of d’un reportage photo, puisqu’on voit à la fois le résultat final, les splendides images de Didier Lefèvre (sur les 4000 clichés ramenés d’Afghanistan, six à peine seront publiés, dans le quotidien Libération fin décembre 1986), et les conditions dans lesquelles elles ont été faites, avec les petits soucis (un pare-soleil perdu dans un ravin, des dollars roulés serrés et cachés dans un appareil à la place de la pellicule, un boîtier qui prend l’eau et qui tombe en panne) et les grandes angoisses du reporter : perdu dans la nuit glaciale dans un col, il croit sa dernière heure arrivée. Le résultat, ce sont sept planches exceptionnelles, un ballet d’ombres chinoises sur fond gris, et quatre photos littéralement arrachées au pays des morts.
Le photographe montre enfin, sans pathos mais avec beaucoup d’empathie, le point de friction entre l’occidental désireux de découvrir l’inconnu, à la manière des explorateurs du 19ème siècle, et les pachtounes, dont certains n’ont jamais vu d’étranger et ne peuvent admettre l’existence d’une autre vie que la leur : pour se protéger, Didier apprend ainsi à leur raconter ce qu’ils veulent entendre, à savoir qu’il est marié, qu’il a des enfants, et qu’il est un chrétien pratiquant.
Depuis la fin 1986, quand se termine le photographe, les souffrances de l’Afghanistan n’ont pas connu de répit. La trêve annoncée par Gorbatchev après la prise de contrôle de l’appareil d’Etat par Mohammed Nadjibullah, chef du parti communiste, met fin au conflit en 1989. Pas pour longtemps : une guerre civile éclate entre les moudjahidines et les partisans du régime procommuniste, les Etats-Unis et le Pakistan soutiennent les talibans qui prennent le pouvoir en 1996, avant d’en être chassés par les mêmes Américains à l’automne 2001, suite aux attentats du 11-Septembre.
Presque huit ans plus tard, le pays est toujours en guerre, et Barack Obama vient de renforcer ses troupes face au retour en force des talibans. L’aide humanitaire, fragilisée par l’ingérence des armées étrangères, est de plus en plus menacée. Médecins sans frontières s’est retiré d’Afghanistan au printemps 2004, après l’assassinat de cinq de ses employés. Quant au photographe du titre, Didier Lefèvre, il est mort d’une crise cardiaque en janvier 2007 à 49 ans.