télécharger l'article au format PDF

Le siècle soviétique

En 2003, l’historien américain Moshe Lewin écrivait ce qui reste, cinq ans après, comme l’ouvrage historique le plus acomplet sur l’histoire de l’URSS. En près de 500 pages, il éclaire ces soixante-dix années avec une approche originale et iconoclaste, un peu à la manière d’Howard Zinn avec les Etats-Unis.

LA PLACE ROUGE ÉTAIT VIDE

Le siècle soviétique, c’est tout d’abord une vaste entreprise de démolition des idées reçues. Non, l’URSS n’était pas un régime socialiste, et parler de socialisme soviétique n’a aucun sens : « si quelqu’un, mis en présence d’un hippopotame, déclare avec insistance qu’il s’agit d’une girafe, va-t-on lui donner une chaire de zoologie ? » Notons au passage que cette remarque vaut également pour les tenants de l’Empire du Mal ou des Etats-voyous. Non, l’URSS n’a pas toujours été un régime totalitaire du début jusqu’à la fin, ni même un système stalinien de 1917 à 1991. Non, enfin, l’URSS n’était pas un système à parti unique qui décidait de tout, mais plutôt un système sans parti, un système dans lequel la bureaucratie avait pris le contrôle, y compris du parti.

« L’anticommunisme, relève Moshe Lewin, ne relève pas de la recherche. C’est une idéologie qui se fait passer pour une étude. » Or, c’est pourtant cette vision-là, particulièrement déformante et bien pratique pour masquer les horreurs des politiques impérialistes (guerres de décolonisation, Vietnam, Irak...) D’où l’intérêt de ce travail d’historien, appuyé par l’étude d’archives récentes, et qui passe au scanner l’URSS dans sa dimension historique (de la révolution d’Octobre aux années 80, jusqu’à Andropov) et sociale : démographie, répression, main d’œuvre, purges, amps, opposition interne...

Et là, on découvre que, loin de la vision figée et monolithique propagée à l’Ouest, l’URSS a connu de multiples bouleversements, des virages radicaux et des rendez-vous manqués. Les plus connus (prise du pouvoir par les Bolcheviks à l’automne 17, guerre civile, réformes économiques de Lénine, purges stalinienne, invasion allemande puis victoire de l’Armée Rouge, mort de Staline, épisode Khrouchtchev) sont bien entendu détaillés, avec des témoignages directs fort instructifs notamment sur les personnalités de Lénine, Trotski ou Staline.

Mais on découvre aussi beaucoup de choses, comme le rôle de Kossyguine, Gromyko ou Andropov, l’opposition entre ceux qui voyaient dans quelle impasse s’enfonçait le régime et ceux qui, aux plus hauts niveaux de l’administration, avaient tout intérêt à torpiller le moindre commencement de réforme qui aurait entamé leur pouvoir personnel. Cette sclérose bureaucratique a plus sûrement causé l’effondrement du système qu’une prétendue victoire du camp libéral dont on mesur aujourd’hui l’extrême fragilité et l’effondrement imminent. Moshe Lewin pointe ainsi les paradoxes générés par cette dépolitisation du Parti au profit de l’administration d’Etat : « une économie souffrante mais une bureaucratie épanouie, les privilèges des bureaucrates augmentaient, mais les performances du système se dégradaient, les investisements croissaient, mais la croissance dégringolait [...] Bref, une véritable formule magique pour que le système cesse de fonctionner... »

L’analyse de Lewin éclaire évidemment la situation actuelle de la Russie, Etat semi-mafieux où la population vit un effondrement de son niveau de vie (et d’espérance de vie tout court) : ceux qui profitent des richesses du pays sont en partie les mêmes que ceux qui détenaient des positions de pouvoir à l’époque soviétique. Mais Lewin va plus loin : parlant de la perte de vitalité du système politique, ce qu’il appelle la dépolitisation, il affirme « que ce n’est pas une exclusivité soviétique ». La dépolitisation se produit quand l’appareil d’Etat, « mais aussi des groupes importants d’élus, peuvent agir de façon à défendre de puissants intérêts économiques ». Autrement dit, quand des intérêts privés passent avant l’intérêt général avec l’aide de l’Etat. Toute ressemblance avec l’administration Bush ou l’Etat sarkozyste (ou berlusconien), sans même parler de Poutine, n’est évidemment pas fortuite.