J’aime bien les historiens anglais : Eric Hobsbawm, Antony Beevor et surtout Ian Kershaw, le seul des trois qui ait aussi le titre de biographe et qui s’est attaqué par la face nord à cet Himalaya du crime qu’était Adolf Hitler. C’est donc avec curiosité et intérêt que je me suis plongé dans la biographie que Robert Service a consacrée à Lénine. Le texte date de 1999 mais n’a été publié en français qu’en 2012, un an après une autre bio sur Trotski (une troisième, sur Staline, vous l’aurez deviné, n’est toujours pas traduite).
<media1645|embed|right|class=shadow>Lénine, l’homme de la Révolution d’octobre 1917 et de la NEP en 1921, celui qui a traduit concrètement la théorie de Karl Marx et qui l’a appliquée dans le plus grand pays du monde. L’homme qui a été ensuite trahi par son héritier, Staline, accablé de tous les maux depuis la période Khrouchtchev. Bref.
On espérait donc que cette bio post-soviétique allait donner au lecteur les clés du mystère : comment un révolutionnaire dont l’objectif était de renverser le régime tsariste au profit du prolétariat a-t-il pu mettre en place un régime où les idées même de liberté, de démocratie, d’émancipation qui ont porté le mouvement socialiste au 19e siècle étaient à ce point taboues ? Comment un homme en lutte contre l’arbitraire de la famille Romanov a-t-il pu construire un régime de caserne où les notions de droit et de justice n’avaient pas cours ? Et enfin, comment un homme que l’on disait intelligent et calculateur a-t-il pu favoriser l’accession au pouvoir d’une crapule criminelle comme Staline ?
Les réponses à ces questions, Robert Service ne les donne pas. On se demande d’ailleurs si lui-même se les est posées, ce qui n’est pas certain. Le regard qu’il porte sur la vie de Vladimir Ilitch est curieusement froid, dépassionné, distant, comme un entomologiste décortiquant un insecte sous un microscope. On apprend certes la nature de ses relations extraconjugales avec Inessa Armand, on découvre que la syphilis est probablement à l’origine de sa mort à 53 ans, on remarque qu’il a grandi dans un milieu aisé, protégé même, et que son contact avec les prolétaires et les paysans était on ne peut plus théorique. Mais au final c’est bien peu de choses.
Ses décisions bizarres, les multiples volte-face dans son idéologie à géométrie variable, les contradictions flagrantes entre le dépouillement de son mode de vie et sa certitude d’être infaillible et d’avoir toujours raison ne sont pas vraiment analysées sur le fond, et c’est regrettable. Le soin pris par Robert Service à ne surtout pas laisser paraître le moindre début de commencement de point de vue personnel sur son sujet nuit finalement à son travail : face à un sujet tel que Lénine, la neutralité est un obstacle à l’analyse. Au bout de 600 pages, on en sait un peu plus sur l’homme. Mais bien peu sur le politique.