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Lignes de faille

Quatre générations d’enfants de six ans saisies en 2004, 1982, 1962 et 1944, une chronologie à rebours pour forer au plus intime des histoires de famille. Avec Lignes de faille, Nancy Huston nous entraîne dans une vertigineuse traversée du siècle à l’envers. Arrivé au bout du roman, il ne reste qu’à le reprendre depuis le début.

UNE SPIRALE GÉNÉALOGIQUE DONT L’ENTRÉE EST UNE TACHE DE NAISSANCE

Ils sont quatre, quatre personnages de quatre générations de la même famille. Le petit Solomon, six ans, Californien [1] surdoué et déjà monstrueux de cynisme. Randall, son père, qui ne partira pas faire la guerre en Irak mais qui travaille pour un programme d’armement, sa grand-mère Sadie, handicapée, juive orthodoxe convertie et qui passe sa vie à faire des recherches sur les enlèvements d’enfants par les nazis pendant la guerre, et enfin Erra, l’arrière-grand-mère, une ancienne chanteuse libertaire aux origines indéterminées.

Le roman est découpé en quatre parties, chacune d’elle prenant la voix d’un des quatre personnages l’année de ses six ans [2], celle où on entre à l’école et où, d’une certaine façon, on quitte la petite enfance pour se frotter à la société. Et c’est ainsi que de Solomon à Erra en passant par Randall et Sadie, on remonte le temps chapitre après chapitre, des Etats-Unis de George Bush à la Bavière de l’effondrement du régime hitlérien en passant par Israël au temps des massacres de Sabra et Chatila et des années Kennedy juste après la baie des Cochons.

Voilà comment tous les mystères entr’aperçus dans une première partie suffocante et brutale se révèlent petit à petit, comme les peaux d’un oignon que l’on enleverait l’une après l’autre pour atteindre le cœur secret de l’histoire. En tentant une opération chirurgicale pour enlever un grain de beauté à la tempe du petit Solomon, ses parents croient lui épargner tout risque de mélanome. Mais, symboliquement, c’est toute sa filiation qu’ils veulent effacer. Car cette tache de naissance, on la retrouve chez son père (sur l’épaule), chez sa grand-mère (sur la fesse) et son arrière-grand-mère (au creux du bras). Et elle a évidemment une signification essentielle, révélée dans le tout dernier chapitre. [3]

Le fil rouge du récit, c’est bien évidemment la transmission. Ces enfants de six ans savent déjà lire ou sont en train d’apprendre, le premier surfe sur Internet (où il prend en pleine figure toute la laideur du monde), le second apprend l’hébreu, la troisième le piano et la quatrième le polonais. Mais ils observent aussi les adultes, leurs parents ou ce qui en tient lieu, ils entendent ce qui se dit et tentent tant bien que mal de tricoter ces mots avec leur histoire personnelle. Et c’est ainsi que se tissent l’intime et l’universel, les drames de l’enfance et les tragédies de l’histoire.

[1Le choix de la Californie n’est certainement pas dû au hasard : cet état gouverné par Arnold Schwartzenegger, dont la famille autrichienne avait pour le moins des tendresses pour le régime nazi, est lui même situé sur une ligne de faille, sismique celle-là.

[2C’est à cet âge que la mère de Nancy Huston a quitté son mari et ses enfants, un traumatisme que l’on retrouve plusieurs fois dans son œuvre, notamment La virevolte.

[3avec visiblement une erreur de chronologie entre la date de naissance d’Erra, 1938, et ce qui lui est arrivé dans les premières années de sa vie.