Dans l’œuvre très importante de Russell Banks, il y a trois romans majeurs : Pourfendeur de nuages (autour du personnage de John Browne, abolitionniste exalté), De beaux lendemains (sur une communauté en deuil de ses enfants) et Sous le règne de Bone (une version moderne de Huckleberry Finn). Lointain souvenir de la peau (traduction hasardeuse de Lost memory of skin, titre bien meilleur) allait-il se placer dans ce trio de tête ?
Jusqu’aux deux tiers, le roman tient toutes ses promesses. Le personnage du Kid, enfant perdu d’une Amérique post-Bush obsédée de sécurité, est surtout le prétexte à décrire l’enfer que vivent au quotidien les délinquants sexuels relâchés dans la nature avec un bracelet électronique à la cheville, et surtout l’obligation de résider à au moins 800 mètres de tout lieu où peuvent se trouver des enfants (écoles et jardins publics). Et bien sûr, sans quitter le comté où ils sont condamnés.
A Calusa, grande ville côtière de Floride (il s’agit de Miami, où vit Russell Banks), il n’y a que trois endroits qui répondent à ces critères : l’aéroport international, le parc naturel de Panzacola (celui des Everglades, infesté de moustiques et de crocodiles) et sous le viaduc qui réunit les îles artificielles qui ferment la baie. C’est là que vit le Kid avec son iguane domestique, seul être humain avec lequel il partage quelques sentiments depuis que sa mère l’a rejeté.
Pourquoi le Kid, qui fait beaucoup plus jeune que ses 21 ans, s’est retrouvé là, vous le saurez en lisant le roman, mais disons qu’il s’est retrouvé pris au piège par naïveté, lui qui consomme du porno depuis l’âge de 11 ans et qui n’a jamais eu de relation sexuelle. L’essentiel n’est pas là. La vie du Kid bascule lorsqu’il croise la route du Professeur (qui, pas plus que le personnage principal, n’est nommé), un homme étrange, obèse, non-conformiste et supérieurement intelligent. Il semble prêt à aider le Kid à s’en sortir, mais à quel prix ?
La confrontation entre les deux personnages, à la limite autant paumés l’un que l’autre, est la vraie bonne idée du roman. Pourtant, Banks semble alors ne pas savoir quoi en faire, hésite, et opte pour une solution plutôt frustrante, en tout cas pas satisfaisante. Dommage, car l’histoire est truffée de moments grandioses dont Banks est le spécialiste, par exemple une virée édénique dans le parc de Panzacola, sur un bateau pour touristes, où le Kid semble revenu dans des temps primitifs d’avant la conquête.
On y croise aussi Dolores Driscoll, une des très rares protagonistes de Lointain souvenir de la peau à être nommée, et pour cause : elle apparaissait dans De beaux lendemains comme chauffeuse du bus scolaire qui a fini dans le lac gelé. Cas très rare, sinon unique chez Banks, de personnage que l’on retrouve dans deux romans différents.
Banks se met d’ailleurs quasiment lui-même en scène sous les traits de l’Ecrivain, toujours pas nommé, dont le seul rôle est de donner au Kid une sorte de réflexion philosophique sur la nécessité de croire. Pourquoi pas, mais c’est un choix qui se discute. La réflexion sur la transparence obligée au temps d’Internet et sur la société de surveillance était plus intéressante.