Une femme s’est sauvée (dans tous les sens du terme)

Lulu femme nue

de Etienne Davodeau - éditions Futuropolis

On connaissait Etienne Davodeau pour ses récits-reportages en BD (Rural, Un homme est mort, Les mauvaises gens). Avec Lulu femme nue, il prend le temps (deux tomes, 150 pages en tout) de raconter une histoire toute simple : celle d’une mère de famille de quarante ans qui prend la tangente et s’offre quelques jours de liberté absolue. Splendide et indispensable.

Lulu femme nue, mettons d’entrée les choses au point, ne raconte pas l’histoire d’une strip-teaseuse ou d’une ex-star du porno. Amateurs de BD déshabillées, rabattez-vous plutôt sur Milo Manara ou Paolo Euleteri Serpieri, pour ne parler que des meilleurs dans le genre. D’ailleurs, si vous avez déjà lu un album d’Etienne Davodeau, vous vous doutez bien que ce qui l’intéresse (en tant qu’auteur, pour le reste ça le regarde) c’est avant tout d’observer ses personnages plongés dans un quotidien a priori banal mais qui révèlent des trésors d’humanité pour qui sait regarder.

Or donc, Lulu est une mère de famille, la quarantaine, trois enfants, un mari macho et plutôt teigneux, et un avenir complètement bouché. Quand elle s’avise, après quinze ans passés au foyer, de rechercher du travail, sa vie prend soudain la tangente après un ultime entretien d’embauche infructueux. Enfin, « soudain » est beaucoup dire, tant Etienne Davodeau prend tout son temps pour décrire ce petit pas de côté qui change tout.

Lulu ne rentre pas, du moins pas tout de suite, et pour la première fois de sa vie sans doute, elle ne fait rien. Elle est là, au bord de la mer, disponible, curieuse de ce qui l’entoure, laissant « le bruit des vagues [lui] masser le cerveau » s’allongeant sur la plage où, « dans les muscles de son dos calé dans les rochers, elle a le sentiment de ressentir la rotation de la terre ».

C’est cette disponibilité, cette vacance au sens premier du terme que raconte Lulu femme nue. Et il est là, le sens de ce mot nue : dans le dépouillement, dans le détachement d’un quotidien mortifère et dans l’ouverture à la vie, aux sens et aux autres. « La nudité dont j’affuble Lulu est à prendre au sens symbolique. Elle consiste à se débarrasser des couches d’habitudes et de poussière que la vie quotidienne a accumulé », explique Etienne Davodeau sur son blog (30 décembre 2008).

Car comme il est un type bien, l’auteur n’allait pas laisser ses lecteurs en plan pendant dix-sept mois : c’est pourquoi il a ouvert un blog alimenté plusieurs fois par semaine, qui nous a permis de patienter en nous donnant l’occasion de passer la tête par dessus son épaule, en observant ses esquisses, ses crayonnés, le gros cahier de dessin et les crayons taillés à mort.

On y découvrait les petits secrets de fabrication [1], les doutes, les hésitations, les questionnements : « Pour chaque nouveau chapitre, c’est ainsi : je propose une direction à mon récit. Pas chien, au début, il obtempère. Puis, il prend la tangente. Son bon plaisir est de dérailler » (4 novembre 2008). « En l’occurrence, ici, mes personnages commencent à prendre leurs aises avec la ligne directrice que j’avais imaginée au récit. Cette petite pause a pour objet de négocier avec eux. » (17 décembre 2008) « Au crayon, ce sont des hypothèses graphiques qui tombent à la volée sur la page. Une page crayonnée, c’est le bordel. À l’encre, dans ce labyrinthe de carbone, c’est le choix d’une trace qui s’effectue. » (15 janvier 2009).

Ce blog devait être détruit à la sortie du deuxième livre (le 11 mars dernier), mais à la demande de lecteurs, Etienne Davodeau lui a accordé un petit sursis [2]. Dépêchez-vous donc d’aller le voir. Vous y découvrirez, entre autre, la genèse de la deuxième partie qui réussit le tour de force d’être encore meilleure que la première sans pour autant lui voler la vedette. Toutes les pistes narratives se rejoignent enfin avant de se boucler avec une extrême élégance, aussi bien graphique que scénaristique.

Mais cette impression de facilité est trompeuse : en avril 2009, alors qu’il en est à la planche 38 (soit à la moitié du deuxième livre), Etienne Davodeau confie son découragement : « Et je finis la planche avec la certitude que ce second volume ne sera pas à la hauteur de ce que j’en attendais alors que déjà, j’entends au loin le pilon se mettre en marche. » En fait de pilon, ce sont les rotatives de l’imprimerie Lesaffre en Belgique qui tournent à plein puisque la première édition du second livre a été épuisée dès le premier jour, alors que le premier livre a été plusieurs fois réédité.

Voilà. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, mais le mieux est encore que vous alliez y voir par vous-même. Car comme le dit Etienne Davodeau, « un livre, tel que je le conçois, c’est ça : une personne qui parle à une autre personne ».