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Masculin/Féminin II - Dissoudre la hiérarchie

Les femmes et les hommes sont différents, affirment Françoise Héritier, ne serait-ce que par la capacité des premières à enfanter. Mais rien ne justifie la hiérarchie des sexes qui fait des unes les domestiques des autres. Dans un livre exceptionnel de clarté, de lucidité et de précision, l’anthropologue explique les fondements de la domination masculine et démontre en quoi elle n’est pas inéluctable.

UNE RÉVOLUTION DANS LES TÊTES

N’y a-t-il vraiment aucun rapport entre les deux fléaux du monde moderne, les ravages du libéralisme économique et l’injustice fondamentale qui est faite à la moitié de l’humanité, à savoir les femmes ? Ce n’est pas certain. L’un comme l’autre prône la loi du plus fort, exacerbe la compétition, le combat de tous contre tous, considère les inégalités comme un mal nécessaire et prône comme priorité absolue la satisfaction immédiate de tous les désirs. Enfin, du moins ceux des riches et ceux des hommes. Les pauvres et les femmes, tant pis pour eux.

Ce n’est pas le propos direct du deuxième tome du livre de Françoise Héritier, Masculin/Féminin, Dissoudre la hiérarchie [1]. Mais c’est un parallèle évident qui m’est venu à la fin de la lecture de cet ouvrage essentiel pour qui pense que nous vivons un tournant de l’histoire humaine. Le patriarcat est en voie d’effondrement sous les coups du développement de la contraception. Quant au libéralisme et au culte de la croissance, ils génèrent tant de souffrances et de désastres sociaux et écologiques que la masse de ses opposants ne fait que croître de jour en jour. Un monde se meurt et un autre cherche à voir le jour.

L’apport majeur de Françoise Héritier, c’est d’avoir défini précisément ce qui fonde la hiérarchie des sexes : non seulement les femmes peuvent enfanter, mais en plus ce sont elles qui donnent le jour aux garçons. Autrement dit, les femmes engendrent les filles, mais les hommes ont besoin des femmes pour engendrer les garçons. Ce pouvoir exorbitant et insupportable (du moins pour les hommes), les femmes l’ont payé cher.

Quelle que soit l’époque et la culture. Même dans les sociétés matriarcales, pour toutes les oppositions binaires (chaud-froid, rapide-lent, sec-humide, dur-mou, clair-obcur, extérieur-intérieur, haut-bas) l’une est considérée comme supérieur à l’autre, et toujours associée au masculin. Tout le travail de Françoise Héritier tient dans ce postulat : l’humanité hiérarchise ce qui est différent, ce qui est autre. L’objectif est donc d’identifier les causes de cette hiérarchie absurde, humiliante et parfois criminelle pour tendre vers l’égalité et au-delà, vers l’harmonie dans la différence et le respect de l’autre.

Le tableau qu’elle brosse de l’état des relations hommes-femmes aujourd’hui est pourtant d’une effrayante noirceur. Du génocide féminin à l’œuvre en Chine et en Inde, où naître fille est parfois une malédiction, au sort de millions d’Africaines excisées, infibulées, parfois violées avant la puberté par des hommes pensant ainsi se protéger du sida, en passant par le statut des femmes occidentales sous-payées, précarisées et en charge d’un travail domestique invisible et répétitif, les signes d’une amélioration de la condition féminines sont bien modestes.

Ils existent pourtant. Pour Françoise Héritier, l’événement majeur du siècle précédent, un des principaux de l’histoire de l’humanité, c’est l’accès des femmes à la maîtrise de la fécondité grâce à la généralisation de la contraception. « Il constitue le levier essentiel parce qu’il agit au cœur même du lieu où la domination s’est produite. » L’anthropologue évoque aussi la question du clonage (un fantasme des hommes qui souhaiteraient se reproduire à l’identique sans passer par les femmes), de la prostitution (dont la légalisation serait « un désastre »), de la parité en politique et des domaines qui restent à conquérir dans le monde du travail, dans la sphère domestique et dans les représentations dans les arts, les médias et la publicité.

Pour cela, Françoise Héritier table sur l’éducation des enfants : « le futur grand combat qui devra être mené doit porter non seulement sur le partage réel des tâches domestiques et parentales [2], mais aussi sur l’éducation et la culture transmises à nos enfants qui justifient l’inégalité en ces domaines [...] Car il nous faut croire en l’efficacité des gestes, des actes et des symboles pour parvenir au changement dans le tréfonds des esprits. »

[1Paru en septembre 2002. Le tome 1, La pensée de la différence, a été publié en 1996, toujours aux éditions Odile Jacob.

[2Dont le congé de paternité, adopté en 2002 peu avant la sortie du livre, est un premier pas essentiel.