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Mr Mercedes

Qu’est-ce que la folie ? Que se passe-t-il quand un tueur commet l’erreur de narguer un flic dépressif à la retraite ? Faut-il se méfier des marchands de glace ? Pour son premier polar, Stephen King brouille les pistes et tente de redonner du sens à un monde qui en manque singulièrement.

Le goût du canon dans la bouche

Après Joyland, King poursuit sa veine tendresse et rédemption. Le personnage de Jerome évoque ceux de Devin Jones et du petit Mike Ross : un lycéen noir de 17 ans, brillant, curieux de tout et prêt à rendre service. La craquante Janelle, quadragénaire aux yeux bleus, ressemble beaucoup à la mère du petit Mike, Ann. Mais ce n’est pas entre Janelle et Jerome qu’il va se passer quelque chose.

GIF - 1.1 MoBill Hodges est un officier de police à la retraite. Il passe son temps à regarder les pires émissions de télé, et caresse de plus en plus souvent un Smith & Wesson calibre 38 — l’arme de service de son père. Parfois, il met le canon dans sa bouche, pour voir l’effet que ça fait. Et un jour, sans doute, il tirera.

Stephen King n’est pas à la retraite, même s’il approche des 70 ans [1]. Et nul ne sait si quelqu’un lui aura laissé une lettre anonyme tapée avec la police American Typewriter dans la boîte aux lettres. En tout cas, il a décidé de délaisser le fantastique, le gothique ou le nostalgique pour un bon vieux polar des familles. Bon, un polar qui commence par une scène d’épouvante où, signe des temps, un déséquilibré fonce dans une foule de demandeurs d’emploi avec une monstrueuse Mercedes SL 500, mais un polar quand même.

Le tryptique flic retraité dépressif / lycéen futé / vieille fille psychotique est certes plutôt improbable, mais relativement classique dans la littérature policière. Ce qu’apporte King, c’est son incomparable talent de compteur, la justesse de la description des personnages, quitte à les faire mourir quelques pages après leur entrée en scène. Et bien sûr la menace permanente d’une catastrophe à venir : comment arrêter un criminel prêt à se sacrifier, un criminel assez malin pour effacer ses traces mais inconscient au point d’essayer de pousser au suicide un flic qui s’ennuie ?

Toutes les religions mentent. Tous les préceptes moraux sont des illusions trompeuses. Même les étoiles sont des mirages. La vérité, c’est l’obscurité et la seule chose qui importe c’est de produire son manifeste avant de s’y enfoncer. Inciser la peau du monde pour y laisser une cicatrice. Ce n’est que ça, après tout, l’Histoire : du tissu cicatriciel.

Le ressort du roman est là : en provoquant Bill Hodges, Brady Hartsfield déclenche involontairement une cascade de changements chez les autres personnages. Bill est remonté comme jamais et se pique au jeu (d’autant qu’il a échoué à résoudre sa dernière affaire, celle du tueur à la Mercedes justement), Janelle Patterson retombe amoureuse au moment où elle s’y attend le moins et sa cousine Holly, qui présente toute la panoplie d’une attardée mentale, révèle des qualités d’intelligence et de courage tout à fait surprenantes.

On ne révèlera rien de l’intrigue ici, mais ce Mr Mercedes est à classer parmi les meilleurs romans du King, en tout cas le meilleur de ces quinze dernières années. Avec le temps, son style gagne en sobriété et, dépouillées du bazar fantastique et du manichéisme chevaliers du Bien contre forces du mal, ses histoires creusent plus profondément le réel — ici, la violence de la crise des subprimes avec un premier chapitre en hommage à Steinbeck. Deux suites sont annoncées. On les attend avec impatience.

[1Il est né en septembre 1947