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Orwell, les cochons et Big Brother

Avec La Ferme des animaux et 1984, George Orwell devient enfin célèbre. Puis il meurt. Deuxième volet d’une série de trois consacrée à George Orwell pour le site Envrak.fr.

Nous avions quitté George Orwell au milieu de la guerre d’Espagne, après la publication d’Hommage à la Catalogne (Orwell, de la dèche à l’hommage). Les années 40 le voient chroniqueur à la BBC puis pour l’hebdomadaire Tribune (où il dirige la rubrique culture) et surtout auteur de ses deux romans les plus célèbres, La Ferme des animaux et 1984.

Ses chroniques dans Tribune (80 au total, publiées entre décembre 1943 et avril 1947) sont des modèles du genre. Dans un format court (environ mille mots, soit un peu moins que cet article), il parle des bombes volantes qui frappent Londres et du dessin humoristique, de la dénatalité et du maquillage, de la flambée des prix et de l’entretien des rosiers, de Spartacus et de Jack London, de l’antisémitisme et des métaphores... Surtout, il tire des petits faits du quotidien sinon une morale, du moins un sens, une perspective. Certains de ces textes sont de pures merveilles, en particulier quand il répond à ses lecteurs comme le ferait aujourd’hui un blogueur de talent.

Les éditions originales d’Animal Farm et de 1984

Orwell écrit la Ferme des animaux (Animal Farm) entre novembre 1943 et février 1944, dans un contexte personnel éprouvant : sa santé est mauvaise, sa première épouse, Eileen, est elle aussi malade (elle meurt en 1945 à 40 ans) et son appartement est détruit par une bombe. Animal Farm est publié le 17 août 1945. Initialement, le roman aurait dû paraître en mai, mais la pénurie de papier a retardé sa sortie. Son éditeur londonien, Frederic Warburg, a préféré prudemment attendre la fin du conflit mondial, la Grande-Bretagne étant l’alliée de l’URSS, cible évidente du roman.

Animal Farm raconte, sous forme de fable animalière, le renversement d’un fermier autoritaire et tyrannique par les animaux domestiques, qui établissent ainsi une république. La révolution est orchestrée par les cochons, avant que l’un d’entre eux, Napoléon, ne chasse son principal opposant, Snowball. De retournements d’alliances en trahisons, le mouvement révolutionnaire du début vire à la dictature, pendant que les cochons « s’humanisent » au point de traiter directement avec les maîtres d’hier. Une seule phrase résume ce renversement : « tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. »

La parabole est transparente : ce que décrit Animal Farm, c’est ni plus ni moins la révolution bolchevique de 1917 et sa dérive rapide vers la dictature stalinienne. Mais ce faisant, Orwell ne jette pas le bébé utopiste avec l’eau du bain totalitaire. Au contraire, il montre par quels mécanismes une révolution, qui vise au départ l’égalité et la justice, est détournée de son cours au profit d’une nouvelle caste dirigeante. Pour la première fois de sa vie, Orwell connaît un succès d’édition et peut envisager de se consacrer à une carrière d’écrivain. Mais c’est aussi le début d’un contresens : inspiré par la conférence de Yalta de fin 1943 où Staline, Roosevelt et Churchill avaient commencé à se partager des zones d’influence, Animal Farm est reçu en 1945 comme une charge antisoviétique et, par extension, antirévolutionnaire.

George Orwell et, en arrière-plan, le manuscrit de la première page de 1984

C’est trois ans plus tard, en décembre 1948, qu’Orwell termine ce qui restera comme un roman symbole du XXème siècle, 1984. Dans la continuité d’Animal Farm, il décrit désormais le quotidien d’un régime totalitaire à l’échelle du monde (divisé en trois superpuissances) et la tentative de résistance, dérisoire et essentielle, de Winston Smith. Orwell crée, avec le personnage de Big Brother (une entité dirigeante que personne ne voit jamais, mais dont le portrait est partout), un mythe qui est désormais passé dans le langage courant et qui symbolise la surveillance policière du citoyen. Il imagine aussi un langage, la novlangue (newspeak), instrument du régime pour vider les mots de leur sens, voire leur faire dire le contraire, et empêcher ainsi tout autre mode de pensée. Ce que traduisent les slogans La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.

1984 est ainsi autant un roman de politique-fiction qu’un texte essentiel sur le langage. Et aussi sur l’importance capitale de la mémoire : une des missions essentielles du régime, c’est de modifier constamment les archives pour les faire correspondre à ses incessantes volte-faces. Ainsi, le passé n’existe plus en tant que tel et la mémoire est définitivement abolie.

Manifeste pour la liberté et le respect de l’individu, 1984 sera pourtant détourné, dès sa parution le 8 juin 1949, en un pamphlet conservateur. Avec le déclenchement du conflit en Corée, en juin 1950, c’est la guerre froide qui commence et chacun est sommé de choisir son camp. Socialiste convaincu, George Orwell n’aura pas le temps de défendre ses idées : la tuberculose l’emporte le 21 janvier 1950. Il a à peine 46 ans.

Découvrir (ou relire) 1984 soixante ans après sa publication permet de l’apprécier comme le grand roman qu’il est, par ses descriptions des techniques de lavage de cerveau particulièrement terrifiantes ou des méthodes de surveillance généralisée : le télécran, qui sert à la fois de média pour le pouvoir et de caméra de surveillance évoque moins la télévision qu’Internet.

Mais aussi par ses aspects libertaires évidents : c’est parce qu’il tombe amoureux d’une femme, Julia, que Winston osera défier le pouvoir et abandonner toute prudence. Or, cette femme est sexuellement libérée, alors que le parti a pour projet « d’abolir l’orgasme ». Winston en concluera logiquement que dans ce cas, « l’acte sexuel réussi est un acte de rébellion. » En 1949, l’année où paraît en France le Deuxième sexe, le manifeste féministe de Simone de Beauvoir...

Ecrivain emblématique mais au final méconnu, George Orwell vaut la peine qu’on se penche sur ses écrits. C’est tout le mérite des éditions Agone d’avoir publié en français ses textes politiques et ses chroniques hebdomadaires qui permettent de mieux le comprendre. C’est ce que nous verrons dans la dernière partie de cette série.

En 1984, Terry Gilliam réalise Brazil, l’adaptation la plus réussie du roman d’Orwell

A lire :

La ferme des animaux et 1984 sont édités en poche par Folio. A ma guise (2008) est édité par Agone.

Quelques liens :

Sur TV5 Monde, une courte synthèse en images de la vie d’Orwell

Le site (en anglais) netcharles.com contient des centaines d’informations sur l’œuvre d’Orwell ainsi que les textes de ses principaux livres (dont 1984 et Animal Farm).

Au théâtre de Ménilmontant, à Paris, se joue la pièce 1984, Big Brother vous regarde (mise en scène d’Alan Lyddiard). Sur le site infoceania.org, retrouvez des vidéos et des photos du spectacle ainsi que des actualités dans le style du roman.

Sur le site de Radio Libertaire, l’émission Les amis d’Orwell informe sur la vidéosurveillance, la biométrie, les nanotechnologies et les nouvelles techniques de contrôle social.