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Saison brune

Six ans après Dol, Philippe Squarzoni a publié un énorme travail sur le réchauffement climatique en 500 pages vibrantes, traversées par une réflexion intime sur l’écoulement du temps, la nostalgie et la finitude des choses.

Il est minuit moins cinq

Comment commencer un article sur Saison brune ? Dans son dernier docu dessiné (un pavé de 500 pages), Philippe Squarzoni s’interroge longuement sur la manière dont les grands réalisateurs construisent les touts premiers plans de leurs films et les grands romanciers écrivent les premières lignes de leurs livres. Ces passages, comme celu où l’auteur se dessine petit garçon jouant dans une nature belle comme un paradis perdu, pourraient sembler hors sujet puisque Saison brune traite du réchauffement climatique.

Et pourtant, ils s’intègrent parfaitement à la narration, mieux même, ils la nourrissent, lui donnent de l’épaisseur, une texture, une dimension nostalgique finalement indispensable. Dans ses précédents livres, Squarzoni s’est toujours mis en scène, que ce soit dans le Chiapas (Garduno, en temps de paix et Zapata, en temps de guerre) ou quand il analyse les dégâts de la politique économique des années Chirac (Dol). Là, il va plus loin en mêlant ses souvenirs d’enfance et ses réflexions de jeune quadragénaire pour faire de Saison brune son livre le plus intime.

Le dessin de Squarzoni, une ligne claire très classique, voire académique, recèle à la seconde lecture des trésors d’inventivité. Il alterne le vide (des images de ciel, de mer ou de paysage enneigé) et le plein (une somptueuse vue de Manhattan sur une double page dont on n’ose imaginer le temps qu’il a fallu pour la réaliser), l’obscurité (des vues de nuit, des fondus au noir) et la lumière (réverbération du soleil sur l’eau, effets de contre-jour), les textures douces au pastel (souvenirs d’enfance) et dure à l’encre noire (notre époque).

On retrouve bien sûr ce qui fait le style Squarzoni, télescopage d’images venues de la télé, de la pub, des unes de magazines, d’extraits de films, et ces étonnants entretiens dessinés où l’on voit, pendant trois ou quatre pages consécutives, un interlocuteur « face caméra » exposer longuement son point de vue, sans être interrompu, avec juste quelques mouvements de mains ou de tête d’une case à l’autre.

Et des interlocuteurs, il y en a dans ce livre, et pas des moindres : des scientifiques du Giec (Hervé Le Treut, Jean Jouzel, Stéphane Hallegatte), le journaliste du Monde Hervé Kempf, l’ancien du CEA Bernard Laponche, une spécialiste en gestion de l’environnement (Hélène Gassin) et trois économistes proches d’Attac (Jean-Marie Harribey, René Passet et Geneviève Azam). Une dizaine de voix qui, chacune dans son domaine, dit la même chose : le réchauffement climatique est certain, irréversible, et il est probablement trop tard pour éviter une catastrophe majeure.

En avançant dans le livre, on ne peut s’empêcher de penser à Katrina, l’ouragan qui a dévasté la Louisiane et la Nouvelle Orléans en août 2005. Et Squarzoni raconte la catastrophe, en douze pages rageuses, les quartiers pauvres à l’abandon, l’Etat fédéral qui n’intervient pas, les milices qui tirent sur des pillards, les entreprises de reconstruction qui se partagent le gâteau, démonstration cinglante de la manière dont le dérèglement climatique frappe d’abord les plus vulnérables et accroît les inégalités.

Philippe Squarzoni, en toute honnêteté, avoue son pessimisme. Et comment ne pas l’être avec lui ? A la fin du livre, il y a un dialogue glaçant entre l’auteur et sa compagne : sa dernière lit un article qui parle du jour du dépassement global. Le moment, dans l’année, où la consommation globale de l’espèce humaine dépasse les ressources de la planète. Bref, quand on puise dans les réserves des générations futures. C’est dans les années 80 que le phénomène a commencé. En 1996, ce jour-là se situait en novembre. Puis au début d’octobre en 2007. Et cette année, c’était le 22 août

Cette impression de temps qui se dérobe, cet « ancien monde qui ne reviendra pas », cette « histoire qui s’achève » traverse Saison brune de part en part. Régulièrement reviennent des images d’horloge qui marquent minuit moins quelques minutes, une foule contemplant un mur d’écrans de télévision alors qu’à leurs pieds l’eau monte, une pupille dilatée extraite de 2001 l’odyssée de l’espace, une assiette en équilibre au bord d’une table et qui finira par tomber, symbolisant l’instant où l’on dépassera le seuil fatal interdisant tout retour à une situation antérieure. Alors il sera trop tard.